Mis en lumière grâce à Jean Clair et Guy Cogeval lors de l’exposition « Cosmos » (L’Œil n°507), le Lituanien Wenzel Hablik demeure pourtant un inconnu pour nombre d’entre nous. Ses visions oniriques semblent tout droit sorties d’un roman de science-fiction. Elles ont été dessinées au tout début du XXe siècle et parlent d’un avenir meilleur pour l’humanité. Redécouverte.
Au tournant du XIXe siècle, la passion scientifique, en particulier ses convergences avec l’imaginaire du cosmos et de l’espace, revêt pour les artistes une importance considérable. Les symbolistes puisent ainsi dans les découvertes de l’astronomie les sources d’un renouveau spirituel, tandis que les avant-gardes européennes du début du XXe siècle y trouvent les impulsions nécessaires à une redéfinition radicale de l’espace pictural sur la voie de l’abstraction. Entre méditation sur la place de l’homme dans l’univers et justification d’une rupture avec la représentation des apparences du monde, l’inconnu révélé par la science ébranle de façon profonde et durable la conception même de la réalité. Alors, les rêveries les plus insensées prennent corps avec la très sérieuse caution de la rationalité scientifique. Et réciproquement, de pure interprète, la science se fait puissance créatrice de réel par l’intermédiaire, entre autres, de photographies faisant apparaître des mondes fantastiques et inaccessibles aux sens. Le dialogue ininterrompu entre l’art et la science tourne dans ce contexte à un brouillage des frontières généralisé, imprégnant à la fois les recherches des futuristes sur l’expression du dynamisme universel, les constructions de l’avant-garde russe visant à l’avènement d’un homme nouveau et d’une nouvelle société, enfin les utopies des architectes allemands et leurs rêves d’une régénération de l’humanité.
Un adepte de la Chaîne de Verre
De l’architecture alpine à l’architecture de verre en passant par l’idée de couronne urbaine, les fantaisies architecturales développées par la confrérie des architectes de la Chaîne de Verre, rassemblés autour de Bruno Taut à la suite de la Révolution allemande de novembre 1918, ont largement contribué au renouvellement de l’architecture. Au sein de ce groupe, Wenzel August Domenicus Hablik (Brüx, Bohême, 1881-Itzehoe, 1934) fait figure à la fois de précurseur et de marginal. Le plus âgé des membres du groupe, il anticipe en effet d’une dizaine d’années les édifices cristallins de Taut, symboles de la nouvelle architecture conçue comme concrétisation de l’esprit et unique moyen de guider la société hors du chaos. Sa formation poursuivie entre la Bohême, Vienne et Prague, dans différents secteurs de l’artisanat (menuiserie, peinture sur porcelaine, industrie de la terre cuite) et du graphisme explique ses projets de construction concrets (pour des maisons résidentielles ou des installations hôtelières) autant que la variété de ses moyens d’expression, depuis la peinture jusqu’aux arts décoratifs (aménagements intérieurs, dessins de tissus et de meubles).
À la conquête d’un monde meilleur
Parallèlement à ces réalisations, Hablik produit un grand nombre de dessins fantastiques, sublimes aménagements de montagnes, cités volantes et cathédrales, illustrations visionnaires du pouvoir humain à conquérir l’espace et d’y bâtir des mondes nouveaux. À la source de ces utopies, la pensée de Nietzsche et sa passion des cimes se combinent aux ouvrages de science-fiction de Jules Verne ou de Kurd Lasswitz, ainsi qu’au symbolisme Jugendstil et aux écrits de Ernst Haeckel où, à travers l’étude des phénomènes naturels fondamentaux, se trouve révélée l’unité structurelle et spirituelle sous-jacente reliant l’homme, la nature et le cosmos. Grand collectionneur de cristaux, Hablik puise dans leur observation des modèles d’organisation de la matière qu’il transpose dans des agencements de formes géométriques. Il fonde ainsi de nouvelles configurations de tours et de coupoles en répétant l’impulsion de la micro à la macrostructure ressentie devant une druse cristalline ramassée enfant : « Je la déposais devant moi en plein soleil, et là elle grandissait et s’élançait jusqu’à devenir une montagne avec des toits, des tours et des pinacles de cristal. » Désormais, il ne s’agit plus de construire, mais de « cristalliser » suivant le modèle même de la nature, processus qui permettra la création d’incroyables coupoles atteignant des diamètres de mille mètres : « Les réalisations techniques ne sont jamais impossibles dans la mesure où elles reposent sur des lois naturelles. Les lois naturelles furent elles aussi autrefois des utopies. »
Des lotissements célestes
Des formes naturelles à la dimension cosmique, Hablik franchit le pas dans ses tableaux représentant le système solaire vu par un voyageur intersidéral, puis dans des projets de cathédrales en haute mer, de coupoles autoportantes, enfin de peuplement de l’espace par des colonies volantes, des bâtiments et même des villes entières flottant dans l’espace. La série de gravures des Forces créatrices, réalisée entre 1908 et 1909, part ainsi des forces présentes dans tous les phénomènes naturels pour décrire d’innombrables nouveaux satellites de la Terre, îles entourées d’anneaux saturniens, agglomérats de cristaux évoquant des montagnes coniques. Ces visions oniriques soigneusement consignées par Hablik se poursuivent dans ses Colonies volantes de 1907-1914 où il applique les forces naturelles à des vaisseaux et des habitations, lieux d’émergence d’une société idéale. Ainsi Hablik sera-t-il l’une des voix excentriques s’élevant depuis les ruines de la Première Guerre mondiale pour clamer une indéfectible croyance dans le progrès humain et rêver d’un avenir meilleur pour l’humanité, enfin libérée de la matérialité en même temps que de la pesanteur. Mais en 1925, sa dernière série, Cycle architectural, se heurte cruellement à la réalité de la croissance urbaine et du logement social et le décalage frappe avec les cités-jardins contemporaines de Taut. Ou quand l’utopie doit redescendre dans la plaine.
- Hablik : Designer, Utopian Architect, Expressionist Artist, 1881-1934, catalogue de l’exposition de l’Architectural Association, Londres, 1980.
- Cosmos, du romantisme à l’avant-garde, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Montréal, reprise au Palazzo Grassi de Venise, coéd. Gallimard, 1999.
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Hablick, Vilnius, 1907
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°519 du 1 septembre 2000, avec le titre suivant : Hablick, Vilnius, 1907