PARIS
À la Bibliothèque nationale de France, la délicatesse du trait de Penone offre un pendant à la force des sculptures monumentales de cet amoureux de la nature.
« Je suis italien, je vis à Turin, mais Paris est ma ville », affirme-t-il quand nous l’interrogeons sur sa relation avec la capitale française. Depuis 2013 et son invitation au château de Versailles, Giuseppe Penone n’avait cependant pas eu l’occasion de revenir à Paris pour une grande exposition. « Sève et pensée », celle que lui consacre cet automne la Bibliothèque nationale de France, met en avant une facette moins connue, plus secrète peut-être, de son travail : autour du frottage, sur une toile de lin, du tronc d’un acacia, sont en effet présentés deux ensembles, l’un de dessins au fusain, à la mine de plomb ou à l’encre de Chine, l’autre de gravures inédites réalisées récemment dans un atelier parisien.
De Penone, on connaît surtout les sculptures, souvent spectaculaires. Lors de sa rétrospective au Centre Pompidou, en 2005, Cèdre de Versailles (Cedro di Versailles), une pièce monumentale, avait ainsi été installée au centre du forum. Elle faisait écho à une série commencée en 1969, dans laquelle l’artiste avait creusé une poutre de bois jusqu’à son cœur afin de retrouver l’être vivant dans la matière inerte (Albero di 4 metri). Au Centre Pompidou, le même processus avait été reproduit à l’échelle de ce cèdre de plusieurs tonnes, déraciné par la tempête de 1999 et acquis par Penone qui en avait mis à nu les cercles de croissance. Plus qu’une inspiration, la nature lui offre en effet depuis ses débuts la matière même de son travail, dans le fond et dans la forme. « Je n’ai pas suivi au départ les cours d’une école d’art, mais étudié l’économie et la comptabilité, matières qui ne me passionnaient guère. Cet enseignement terminé, je me suis inscrit à 19 ans à l’école des beaux-arts Albertina de Turin, mais je ne parvenais pas à exprimer les sensations éprouvées dans mon adolescence au contact de la nature, qui étaient toujours vives et motivaient mon intérêt pour l’art. Cela m’a conduit à travailler en dehors des conventions formelles de la sculpture […]. Les arbres et leur croissance étant le sujet de l’œuvre. »
Une œuvre qui cherche, aussi, à souligner la parenté entre le végétal et le corps humain. Ainsi de Patates en 1977 : cette fois, Penone ensemence la terre avec des moules de son propre corps. « Je voulais faire une sculpture qui participe du mystère de la vie du sous-sol, à l’origine de nombreux fantasmes. J’ai mis sous terre, à proximité des tubercules, des fragments du négatif de mon visage. En poussant, les patates ont adopté une forme anthropomorphe […]. J’en ai fait des moules en bronze qui permettaient de reconnaître un aspect humain dans le végétal, et ainsi de s’identifier avec un élément naturel. » Dans Anatomia II (1993), ce sont les veines d’un bloc de marbre que l’artiste fait ressortir pour en souligner la ressemblance avec un épiderme innervé. À chaque fois, il sculpte la matière pour faire jaillir l’expression de son intelligence, sa mémoire enfouie.
Dans Rovesciarei propri occhi, une des toutes premières actions de jeunesse de Penone, celui-ci se tient debout, sur une route de campagne, les yeux occultés par des lentilles de contact en miroir reflétant le paysage. Retiré dans son monde intérieur, l’artiste aveuglé invite le spectateur à envisager ce qu’il ne peut plus voir. L’effet est saisissant. Mais porte-t-on aujourd’hui sur son œuvre un regard plus politique que celui avec lequel on l’envisageait dans les années 1980, lorsque l’urgence écologique n’était pas aussi médiatisée ?
Du point de vue de l’histoire de l’art, Giuseppe Penone se rattache à l’arte povera, fondé en 1967. Plus jeune que les autres membres du mouvement (dont Alighiero Boetti, Mario Merz, Jannis Kounellis, Luciano Fabro et Michelangelo Pistoletto), il s’inscrit comme eux en réaction au consumérisme, posture non dépourvue dans son cas, sans doute, d’une forme de spiritualité ascétique. Dans « le long suaire de lin de Sève et pensée » qui recueille « l’empreinte d’un arbre couché », Marie Minssieux-Chamonard et Cécile Pocheau-Lesteven, les deux commissaires de l’exposition à la BnF, relèvent même « une dimension sacrée et mystique ». Au « noli me tangere» de la pensée chrétienne (le « Ne me touche pas » adressé par Jésus ressuscité à Marie-Madeleine), on pourrait pourtant opposer la profession de foi d’un artiste pour lequel la sculpture a toujours été un moyen de « comprendre en touchant ». « L’impression de la peau crée une image involontaire, automatique, animale », détaille-t-il quand on le questionne sur l’importance de la perception tactile dans son travail, ajoutant que la sculpture contient également « la sensualité provocante d’une forme qui a été caressée par les mains du sculpteur ». Même si, chez lui, cette caresse cède parfois la place à un geste plus brutal, élémentaire.
Ainsi d’Essere fiume, où Penone s’identifie au fleuve en répétant à l’identique le processus d’érosion de la nature sur le minéral. « Essere fiume, explique-t-il, a commencé comme quand j’ai imaginé et sculpté à l’intérieur d’une poutre la forme d’un arbre ; c’était une intuition soudaine et fulgurante. Dans les années 1980, j’avais commencé à travailler le granit, et successivement à le polir, le poncer, le tailler… Soudain, j’ai compris que toutes ces actions étaient comparables à celles que le cours de l’eau dans le lit d’une rivière produit sur une pierre : il y a des coups avec d’autres pierres, une usure, un effet de ponçage né du roulis… Dans ce moment, j’étais le fleuve. Quelle sculpture pouvais-je faire pour le dire ? La réponse fut de remonter le cours de la rivière afin de trouver une pierre, de la dessiner puis de dupliquer sa forme par l’action de la sculpture. J’ai alors pensé à exposer la pierre que j’avais faite à côté de la pierre récoltée. Leur parfaite ressemblance, improbable dans la nature, les rendait fascinantes. »
Exposée une première fois à la Galerie Konrad Fischer à Düsseldorf, Essere fiume le fut, plus tard, au Musée de Rochechouart, dont Guy Tosatto était alors le jeune directeur. « C’est peut-être une des œuvres les plus conceptuelles et radicales de Penone, commente le conservateur, qui connaît parfaitement un travail qu’il a présenté à plusieurs reprises à Rochechouart, au Carré d’art à Nîmes puis au Musée de Grenoble qu’il dirige depuis 2002. Essere fiume, c’est d’abord une énigme qui invite à la réflexion. Alors que le plus souvent, chez Penone, l’évidence formelle procure une émotion immédiate. »
Si on les connaît moins que ses sculptures, les dessins de Penone possèdent la même capacité à susciter la surprise et l’incrédulité, cet « état d’émerveillement » cher à l’artiste. Enveloppé dans un essaim de rêve, ou relié par de fines radicules à 151 noms d’arbres, le corps y apparaît au centre d’une exploration des métamorphoses, chrysalide en transit entre les règnes humain, végétal et animal. Leur format excède rarement celui de la feuille de papier, mais ils peuvent également, à l’instar de Propagazione, exposé à la BnF, investir un pan de mur entier. Créée in situ, cette œuvre en expansion part en effet de l’empreinte encrée d’un doigt autour de laquelle sont tracés des cercles concentriques, évoquant les ondes d’un ricochet ou les anneaux de croissance de l’arbre et, par analogie, la résonance du corps dans l’espace et dans le temps.
« C’est un magnifique dessinateur, souligne Guy Tosatto. Le dessin lui permet de conceptualiser sa pensée. » L’artiste possède d’ailleurs une collection d’œuvres sur papier (Bonnard, Giacometti, Modigliani, Malevitch, Michaux, Louis Soutter…) dont le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne exposa en 2015 une sélection, en regard d’une centaine de ses propres dessins. Penone s’y révèle un critique d’art avisé et passionné. « Dans les dessins de Bonnard, écrit-il, il y a un effacement graduel de l’image. Le personnage perd sa structure, perd sa présence d’individu pour devenir partie d’un ensemble ; il devient la peinture. » Dans le dessin, Penone recherche une immédiateté qu’il trouve également dans l’argile, matériau semi-fluide qu’il utilise peu, mais qu’il affectionne particulièrement « parce qu’il contient tous les autres, y compris l’homme ».
On pourra s’étonner en revanche qu’avec « Sève et pensée », qui comporte un long texte manuscrit rédigé à même la toile de lin, l’œuvre de Penone devienne soudain aussi bavarde, longue incantation à perdre haleine. La traduction, établie par Jean-Christophe Bailly, fait l’objet d’une publication dont des extraits pourront être écoutés dans l’exposition. « Naissant à l’intérieur du crâne et cachées à la vue, les pensées et les impulsions nécessaires à la vie sont continues et infinies, elles se multiplient et s’entremêlent comme les racines et comme les racines elles sont faites d’une tige qui est leur idée centrale qui se prolonge par un col et par un pivot puis se divise en racines secondaires et radicules allant de l’idée centrale aux éléments particuliers qui la constituent puis aux embranchements et nuances qui achèvent de former le sens… »
Si les titres de ses œuvres, souvent très poétiques, témoignent d’un rapport littéraire aux mots, Penone a toujours cru au signifié implicite de l’œuvre, à sa « valeur de langage ». Pourquoi, dans ce cas, accorder ici une si grande place au verbe ? Faut-il voir dans ce long épanchement sans ponctuation une volonté quasi testamentaire ? Lui assure ne pas avoir voulu laisser un texte de référence. « L’œuvre de Penone a suscité une abondante littérature, et il ne réfute aucune interprétation, remarque pour sa part Guy Tosatto. Selon lui, la forme s’enrichit de la pensée, par strates. Il n’est pas dogmatique, au contraire. » Le conservateur fut à l’origine de la rencontre entre l’artiste italien et le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui a signé un ouvrage sur son œuvre [Être crâne, 2000]. « Il était prévisible que ces deux-là se rencontrent. Chacun d’eux a cette capacité à montrer des choses qu’on ne voit pas, à les révéler. Après eux, vous ne pouvez plus regarder le monde – une poutre, cette pierre – de la même façon », observe Guy Tosatto. Et après tout, suggère Penone, « qu’est-ce qu’une œuvre, sinon le désir de prolonger la vie ? »
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Giuseppe Penone, la saisissante beauté du monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Giuseppe Penone, la saisissante beauté du monde