Ettore Sottsass

Designer

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 26 mai 2006 - 1618 mots

Révélé sur la scène internationale par l’aventure Memphis, le designer italien, né en 1917, place au centre de ses préoccupations le lien que les gens tissent avec les objets.

Converser avec Ettore Sottsass chez lui, à Milan, en marge du Salon du meuble, c’est comme écouter les Variations Goldberg de Bach après avoir traversé un concert de Klaxon en pleine heure de pointe : quelques grammes de douceur dans un monde de brutes. Même si, à bientôt 89 ans, ce « monstre » du design italien n’en est pas à un coup de griffe près envers ledit salon : « Ce n’est pas une exposition, c’est une foire ! » Alors pas question pour lui d’y remettre les pieds : « Je dois me protéger de l’invasion des images de foire. Ce n’est pas de la prétention de ma part, simplement une technique. Je préfère m’isoler. » Sa dernière visite au Salon du meuble ne lui a d’ailleurs laissé « aucun souvenir ». Aussi s’en est-il cette année inventé trois : un Souvenir de nature, un autre d’Architecture, un troisième de Métaux. Trois blocs étranges en céramique noire, en acrylique de couleur et en argent, ornés de verre ou de bois, de cuivre et de fer. Un trio ironique et provocateur exposé à la Galleria Clio-Calvi (Milan), laquelle lui demande chaque année en avril depuis 1998 de « faire quelque chose » au moment de la manifestation. Par amitié, Ettore Sottsass répond toujours présent, au grand dam de ses deux galeristes « officiels », Bruno Bischofberger à Zurich (Suisse) et Ernest Mourmans à Knokke-le-Zoute (Belgique). Ces derniers « font un peu la grimace » de peur que leur consœur milanaise ne vienne par trop traîner ses guêtres sur leurs plates-bandes.

Aventure Memphis
Né le 14 septembre 1917 à Innsbruck (Autriche) d’une mère autrichienne et d’un père italien architecte et élève d’Otto Wagner à Vienne, Ettore Sottsass a écrit l’une des pages les plus glorieuses du design transalpin et du design tout court. Il est reconnu autant pour avoir œuvré, dès la fin des années 1950, pour la grande industrie (l’éditeur de meubles Poltronova et la firme Olivetti, puis le fabricant d’objets pour la table Alessi) que pour ses recherches davantage expérimentales poursuivies notamment, dans les années 1960 et 1970, au sein du mouvement « radical » italien. Mais son entreprise la plus notoire, celle qui le révélera véritablement, à 63 ans passés, sur la scène internationale, reste à n’en point douter l’aventure Memphis. Ce groupe, qu’il fonde en 1981 à Milan, réunit alors une poignée de jeunes et joyeux designers, tels Georges Sowden, Matteo Thun, Masanori Umeda ou Nathalie du Pasquier. C’est une véritable révolution. « Il y avait place pour pas mal d’utopie et pour l’expression d’émotions qui étaient celles de ma génération », affirme Nathalie du Pasquier, initiée de la première heure et aujourd’hui peintre. Formes, couleurs et matériaux surprenants bousculent à l’envi l’univers rationnel et standardisé d’alors. Les objets sont à la fois ironiques et suggestifs, voire affectifs. En témoigne l’une des créations emblématiques de Sottsass de l’époque : la célèbre bibliothèque Carlton, faite de panneaux stratifiés colorés.

« Sens plastique absolu »
Inspiré par le titre d’une chanson de Bob Dylan (Stuck inside of Mobile with the Memphis Blues Again), le nom du groupe n’a certes pas été choisi au hasard par le designer, lui qui a, en 1961, effectué deux voyages « initiatiques » : l’un aux Indes – Inde, Népal, Ceylan, Birmanie –, l’autre à San Francisco, où il rencontre les poètes de la beat generation, en particulier Allen Ginsberg. Le vocable « Memphis » illustre alors à merveille l’univers « sottsassien ». D’un côté, l’Amérique, la capitale du rock’n’roll et la culture pop. De l’autre, l’Orient, la capitale de l’ancienne Égypte et la culture du sacré. S’y ajouteront les répercussions d’un troisième périple tout autant initiatique effectué la même année : un voyage au seuil de la mort. Ettore Sottsass, qui souffre en effet d’une grave néphrose, sera soigné dans un centre hospitalier de Palo Alto, en Californie. Il s’en sortira de justesse. De retour en Italie, sans doute pour exorciser ses démons, il réalisera aussitôt de splendides et fameuses céramiques, les Céramiques des ténèbres. De cette tierce en inspiration majeure (Orient/Amérique/mort) sourd un vocabulaire des plus singuliers, qui mélange des cultures ancestrales et populaires et une modernité du quotidien. Les dessins de Sottsass arborent des traits enfantins et des couleurs vives. Ses architectures, petites (objets) ou grandes (maisons), sont des combinaisons de figures ou de volumes géométriques simples, des assemblages de formes archétypales. « Il est le seul au monde à pouvoir faire tenir cinq cubes l’un sur l’autre dans une harmonie totale », estime Ernest Mourmans. « Il y a chez lui un goût permanent de la mise en danger à travers des constructions impossibles, et, en même temps, une recherche quasi obsessionnelle de l’équilibre, renchérit Françoise Guichon, directrice du Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva), à Marseille. Sottsass y intervient régulièrement depuis 1998, et y prépare une nouvelle collection pour 2007. Il y a notamment réalisé une série de vases monumentaux de près d’un mètre de hauteur, confondants de précision. « C’est incroyable, observe Ernest Mourmans. Lorsqu’il fait une esquisse, elle est immédiatement à l’échelle, grandeur nature. Et quand la pièce est soufflée, on a beau la comparer à l’aquarelle originelle, le dessin est toujours rigoureusement exact. Sottsass est un maestro. » « C’est quelqu’un qui sait, confirme Françoise Guichon, et un très grand professionnel. Il a une sorte de sûreté, un sens plastique absolu, comme on dit de quelqu’un qu’il a une oreille absolue. »

« Je ne suis pas un artiste »
À la Galerie Mourmans, ce « sens plastique absolu », limité chaque fois à six exemplaires, se négo-
cie aujourd’hui de 30 000-40 000 euros à… 200 000-300 000 euros, « pour une œuvre unique ou un client très spécial, comme cette pièce récemment conçue pour l’émir du Qatar », précise Ernest Mourmans. Avec ces prix à la Jeff Koons, Ettore Sottsass aurait-il obtenu le statut d’artiste à part entière ? « Nous le voyons effectivement comme un artiste, avance Clio Calvi, responsable de la galerie homonyme. Il n’a pas été beaucoup “contaminé”. Il est resté très libre dans son esprit. Quoi qu’il fasse, design, architecture, photographie, ou même lorsqu’il écrit, il a une vision complète de la vie. En ce sens, il me fait penser à Michel-Ange. En outre, il voit des choses que les gens normaux ne voient pas. » Sottsass réfute pour sa part le qualificatif d’« artiste ». On s’en serait douté. « Je ne suis pas un artiste, insiste-t-il, mais un designer et un architecte. Par curiosité, il arrive que je fasse des dessins qui ne sont ni du design ni de l’architecture, mais c’est ainsi. Veuillez m’en
excuser ! »

Notion de l’usage
L’homme mérite évidemment notre indulgence. D’autant qu’il n’a jamais voulu se séparer d’une notion primordiale : celle de l’usage. Pas étonnant alors si Ettore Sottsass dénonce aujourd’hui un design, sinon une société, qui part à la dérive. « Le Salon du meuble de Milan répond à un marché qui a des règles très précises : les objets doivent être beaux, coûter peu et durer le moins possible… Mais cette façon de faire est tout sauf du design ! La condition primordiale d’un design “sérieux” est la continuité dans le temps. On ne jette pas un objet au bout d’une demi-heure. Le but premier du design est de faire sourire l’utilisateur, de lui porter chance, de le rendre heureux. Un objet, c’est un ami. Lorsque j’étais étudiant, je me suis intéressé au destin des objets de l’Antiquité. Ceux-ci transmettaient alors un sens du pouvoir. Mais, à la différence d’une Rolls, de nos jours, qui donne aussi le pouvoir, il existait un rapport sacré avec ces objets. Un pharaon ne construisait pas une pyramide pour être le plus fort, mais pour être éternel. Moi, j’aimerais transmettre le pouvoir de porter chance, le pouvoir de la vie. Même si, aujourd’hui, force est de reconnaître que la définition même du pouvoir a beaucoup changé. »
Depuis l’autre versant de sa vie, Ettore Sottsass pose encore un regard naïf et profondément humaniste sur le monde. L’essentiel pour lui réside inexorablement dans ce lien ténu que les gens tissent avec les objets. Entre 1919 et 1929, le petit Ettore a vécu à Trente, dans le Haut Adige, la ville d’où était originaire son père. Dans ce pays de montagnes – les Dolomites – et de grands espaces, il a appris à aimer la nature et à développer ce goût immodéré pour les « choses » de l’enfance qui ne l’a pas quitté : « Dans les forêts du Trentino, ma mère faisait de la polenta dans une vieille casserole pendue au-dessus d’un feu de pommes de pin. Mes parents, la casserole cabossée, cette odeur de pin et de félicité, pour moi, c’était l’univers tout entier. »

ETTORE SOTTSASS EN DATES

1917 Naissance à Innsbruck (Autriche). 1939 Diplôme d’architecte au Politecnico de Turin. 1947 Ouvre sa propre agence à Milan, The Studio. 1958 Débute une collaboration de près de trente ans avec Olivetti. 1972 Présente ses « Meubles gris » dans l’exposition « Italy : the new domestic Landscape » au MoMA, à New York. 1978 Rejoint le groupe Alchimia. 1981 Fonde le groupe Memphis. 2006 Rétrospective au FRAC Centre, à Orléans(jusqu’au 30 juillet) ; exposition de cinq nouvelles pièces à la Galerie de la Manufacture de Sèvres, à Paris (du 8 juin au 29 juillet) ; présentation de quelques-unes de ses pièces récentes sur Art Basel, à Bâle (du 14 au 18 juin), par la galerie Barry Friedman (New York).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°238 du 26 mai 2006, avec le titre suivant : Ettore Sottsass

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