LONDRES, PARIS - « Ceci n’est pas un document. » Cet avertissement devrait précéder la remarquable rétrospective de Walid Raad organisée par la Whitechapel Gallery, à Londres.
En faussaire méthodique, l’artiste conceptuel libanais crée des fictions distanciées reconstituant de manière fragmentaire la longue guerre civile au Liban. La mémoire ne relève pas chez lui du matériau brut, mais du palimpseste. Tout comme il a créé un centre de recherche fictif, « The Atlas Group », Raad a forgé des personnages tel « Souheil Bachar ». Celui-ci détaille dans une vidéo les conditions de sa prétendue détention en tant qu’otage au Liban de 1983 à 1993. Interprété par un comédien libanais célèbre, Bachar n’a jamais existé. Mais il aurait pu. Mieux, il fallait le faire exister. Dans l’entretien publié dans le catalogue de l’exposition, Walid Raad se réfère à l’écrivain Jalal Toufic et reprend à son compte son axiome, « se souvenir, ne pas se souvenir, ce n’est pas la question ». L’auteur regrettait par cette formule que les Libanais frappés d’amnésie post-traumatiques n’aient donné aucune représentation des séquelles de la guerre. À sa façon, Raad comble ce discontinuum en créant la figure du « docteur Fadl Fakhouri », historien supposé des conflits libanais. Il lui donne chair dans une série de petites photos prises à Paris et à Rome entre 1958 et 1959. Le personnage aurait offert à l’Atlas Group des carnets portant des annotations quasi mathématiques sur les distances séparant les chevaux de la ligne d’arrivée lors de courses hippiques. Un autre carnet égrène des photographies de voitures correspondant aux modèles des automobiles utilisées dans les attentats entre 1975 et 1991. Un court-métrage en 8 mm, donnant son titre à l’exposition, « Miraculous Beginnings », se compose d’images prises à chaque fois que Fakhouri a cru que la guerre prenait fin. Cette historiographie porte en elle sa manipulation. Elle décrypte et crypte le réel, jette le doute sur des archives d’une extrême minutie.
Dans les œuvres récentes visibles au premier étage du centre d’art, le document prime moins que la couleur. Celle-ci s’était déjà invitée dans la série « Let’s be honest, the weather helped », axée sur les codes colorimétriques des munitions ayant servi à bombarder Beyrouth. Dans cette suite de photographies tachetées de points colorés, Raad créait une composition abstraite, quasi formaliste. Dans le projet « Scratching on Things I Would Disavow : A History of Art in the Arab World », à Paris, le monochrome, traversé de phrases ou de mots, prend le dessus. Comme si, à la polarité « réalité-fiction », Raad ajoutait un autre duel, « abstraction-représentation ». Le monochrome traduit souvent les limites de l’art. Il pourrait aussi en refléter les débuts, puisque Raad aborde dans ce chapitre la question des grands projets culturels du Moyen-Orient. Ce qui pourrait passer pour une impasse se mue dès lors en une page blanche destinée à accueillir une histoire de l’art arabe en cours d’écriture. Ce projet est au cœur de la commande publique du Centre national des arts plastiques et de la performance reconduite jusqu’au 5 décembre au CentQuatre. Un « conteur » portant la parole de Raad, conduit le spectateur à travers les cinq étapes de l’exposition, et interroge les ressorts économiques, touristiques, idéologiques des grands chantiers culturels. Cette inflation de nouveaux lieux n’est-elle pas illusoire ? La réponse est peut-être donnée par une maquette en réduction de la galerie Sfeir-Semler à Beyrouth, une réduction d’échelle signifiant un rétrécissement inexorable du champ artistique en dépit des vertiges émiratis.
-WALID RAAD : MIRACULOUS BEGINNINGS,
jusqu’au 2 janvier 2011, Whitechapel Gallery, 77-82 Whitechapel High Street, Londres, www.whitechapelgallery.org, du mardi au samedi 11h-18h.
-SCRATCHING ON THINGS I WOULD DISAVOW : A HISTORY OF ART IN THE ARAB WORLD.,
jusqu’au 5 décembre, Cent-Quatre, 104, rue d’Aubervilliers, 75019 Paris, tél. 01 53 35 50 00, exposition du mardi au jeudi 11h-18h, vendredi-samedi 11h-16h, dimanche 11h-13h. Performance du mardi au jeudi 20h30, vendredi-samedi 18h, 20h30, dimanche 15h30, 18h, tarif plein 15 euros, réduit 10 euros.
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Chroniques d’un faussaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°335 du 19 novembre 2010, avec le titre suivant : Chroniques d’un faussaire