Enghien-les-bains - Est-ce parce qu’elle borne nos déplacements et restreint la somme d’expériences et d’activités qui nous sont d’ordinaire loisibles en ville ? Ou parce qu’elle substitue à notre expérience directe du monde la fenêtre étroite d’un écran ? Quoi qu’il en soit, l’épidémie de Covid-19 aura créé chez beaucoup un immense besoin de nature.
Mais qu’est-ce que la nature ? Aujourd’hui, la notion fait l’objet d’une double évolution. Pour nos contemporains, elle désigne d’abord une entité entièrement façonnée par l’homme, que le changement climatique et l’anthropocène font paraître tour à tour comme menacée et menaçante. Selon tout un pan des sciences sociales, l’usage même du terme « nature » serait le symptôme de la crise écologique en cours. Pour Philippe Descola ou Baptiste Morizot, il est le signe de notre incapacité à vivre dans le monde et avec lui : parler de nature, c’est supposer que l’homme serait extérieur à elle, en surplomb ou à côté. À une idée abstraite, de l’ordre du concept, il conviendrait alors d’opposer les liens concrets, sensibles, qui nous unissent aux autres vivants. Certains artistes contemporains scrutent avec acuité cette double évolution du mot et de la chose. Présentés dans l’exposition « La nature reconfigurée » au Centre des arts d’Enghien-les-Bains en regard des œuvres de Nicky Assman, les travaux de Jan Robert Leegte en sont un exemple révélateur. Depuis les années 1990, l’artiste néerlandais sonde les interfaces numériques pour revivifier le genre du paysage. Les quantités croissantes de données charriées par les réseaux sont la matière première d’un travail où l’héritage de la peinture de plein air et de l’impressionnisme est entièrement réévalué à l’aune des pixels et des écrans. Saisir la nature aujourd’hui revient alors à la reconfigurer, voire à la recréer pour mieux en dévoiler la part d’artifice. C’est ce à quoi s’emploie notamment l’artiste lorsqu’il crée une série de « globes » terrestres carrés, dont la surface est composée de vues de Google Earth. C’est aussi ce qu’il suggère dans une installation immersive récente, au nom programmatique : Performing a Landscape(PaL).Le paysage en question est entièrement généré par un simulateur en temps réel de jeux vidéo. C’est un paysage mouvant figurant une tempête sur une côte et suggérant l’imminence d’une inondation. C’est aussi un paysage fragmenté, impossible à saisir dans sa totalité. Il nous est présenté selon neuf points de vue plus ou moins larges via une série d’écrans et de projecteurs. Sur certains, des arbres sont balayés par le vent ou submergés. Sur d’autres, la houle vient mordre le rivage d’une île étrange, dont la surface droite et plane évoque tout à la fois une digue et le dessin d’une puce électronique. Cet objet redouble l’artificialité du panorama ; il suggère que la simulation à l’œuvre ne tient pas seulement au traitement numérique des formes, mais au paysage lui-même. Or, c’est précisément à cet endroit que se loge le trouble du spectateur. Si l’œuvre produite par Jan Robert Leegte se donne d’emblée pour une simulation, elle véhicule aussi en filigrane un ensemble de représentations contemporaines de la nature qui rendent cette simulation plausible, vraisemblable. Performing a Landscape nous donne à voir une nature appauvrie, livrée à la tempête, où l’homme n’existe plus qu’à l’état de vestige. Il coïncide plus ou moins avec le scénario que déroulent les récits eschatologiques du changement climatique. Reconfigurer la nature revient alors à nous projeter dans l’ampleur du chaos à venir. Pour mieux le conjurer, peut-être.
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Besoin de nature !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°739 du 1 décembre 2020, avec le titre suivant : Besoin de nature !