À 86 ans, Bernard Rancillac n'a rien perdu de son esprit critique

Bernard Rancillac, peintre

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 28 février 2017 - 1503 mots

Artiste militant, écorché vif et éternel rebelle, Bernard Rancillac puise les sujets de ses toiles dans les déchirements du monde. Le Musée de la Poste lui consacre une rétrospective à l’espace Niemeyer.

« Bonjour. On se connaît ? », glisse-t-il, l’air las et le regard éteint, en ouvrant la porte d’entrée de sa maison de Malakoff – une ancienne ferme du XIXe siècle – qu’il habite depuis trente ans. « Ma rétrospective ? Il paraît qu’il faut en passer par là avant de disparaître. » Pull col camionneur gris, barbe de trois jours, sourcils en accent circonflexe soulignant un regard moqueur, Rancillac est assis, dans le salon, face à une œuvre érotique de son ami Peter Saul. Amer, il évoque plus volontiers les rebuffades du directeur d’un grand musée hexagonal auquel il était venu réclamer une exposition que les turbulences du monde.

Il s’est construit, au fil des décennies, une image de râleur bougon et d’anarchiste ingérable qu’il entretient avec un malin plaisir. Au printemps 2015, dans la force de ses 83 ans, Bernard Rancillac a tagué rageusement au feutre (« Ceci est un faux, B. R. ») un tableau, exposé dans une galerie bruxelloise, dont il contestait la paternité. « Il jubile quand on évoque sa réputation de mauvais coucheur et son insolence », observe l’historien d’art Renaud Faroux. Depuis quatre-vingts ans, il ne cesse de s’opposer, de dire non à toutes les formes d’injustices, de violences et d’oppressions. Non à l’autoritarisme de son père et au carcan familial. Non au racisme, au sexisme, aux guerres, au terrorisme, aux menaces écologiques, et aux désordres et violences de la mondialisation. Un proche s’amuse de sa capacité « un peu vaine » à endosser une cause après l’autre, à rebondir d’indignation en indignation.

Rupture avec le carcan familial
Où a-t-il contracté cette violence intérieure, cette colère sourde qui l’agite ? « Depuis l’âge de six ans, un incompréhensible instinct m’a fait rejeter ma famille de toutes mes forces, ce qu’elle représentait et surtout ce qu’elle voulait m’imposer. Très tôt, je me suis muré dans un espace personnel, dont j’aurais toujours du mal à sortir complètement. C’est peut-être pour cette raison que je suis devenu un peintre », écrit Rancillac, en 1965, dans une lettre destinée à son père. C’est contre ce père autoritaire, agrégé de lettres classiques, qui l’écrase de son mépris et brise ses élans, qu’il se construit en bouillonnant. Quand l’adolescent manifeste sa volonté de devenir peintre, la réponse est cinglante. « Être peintre, tu n’y penses pas. Commence déjà par avoir un métier. Tu peindras le dimanche. » Après une scolarité chaotique, son père se décide à l’inscrire à l’atelier Met de Penninghen – plutôt qu’aux Beaux-Arts qui avaient sa préférence — afin qu’il se prépare au professorat de dessin. Il échouera au concours, essuyant cette remarque cinglante de son père : « Tu n’es même pas fichu d’être prof de dessin. »

Au retour de son service militaire au Maroc, c’est la rupture. « La famille Rancillac, c’est terminé. » Il décide de quitter « les limbes moyenâgeux d’une bourgeoisie sans grâces apparentes et sans passions déclarées » pour tracer son sillon. Sa détermination est farouche et tendue vers un seul but : devenir peintre, un peintre d’avant-garde. Il mettra moins de dix ans pour parvenir à son objectif. Au milieu des années 1950, après avoir quitté l’uniforme, et maîtrisant mal les techniques picturales apprises en autodidacte, le jeune artiste, angoissé et besogneux, tâtonne. Ses toiles de la fin des années 1950, à la palette sombre, s’inspirent de De Staël et de Tàpies. Au début des années 1960, il passe du noir au blanc avant d’opter pour la couleur. Ses toiles, parcourues de graffiti, se peuplent de têtes, de poings, de pieds, de seins et de sexes qui virevoltent dans un joyeux désordre. Son écriture « crie, cingle, mord, ronge comme un acide », pointe Gaëlle Rageot-Deshayes, conservatrice du patrimoine au Musée de l’abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne.

Huit ans après ses débuts,  en 1964, il expose et conçoit au Musée d’art moderne de la Ville de Paris une exposition construite avec l’aide d’Hervé Télémaque : « Mythologies quotidiennes ». « Nous avions décidé d’ajouter “quotidiennes” au titre du livre de Roland Barthes pour que l’on voie bien qu’il ne s’agissait pas d’une exposition sur les dieux grecs, mais d’une mise à nue de notre vie, de notre espace social et notre temps », écrit Rancillac décidé à « frapper un grand coup ». Il obtient l’accord de Marie-Claude Dane, conservateur en chef du musée, et réunit aussitôt une trentaine de jeunes peintres. « C’était le bretteur de la bande, le coq gaulois qui darde sur l’interlocuteur un petit œil insolent et qui sait courir le risque de déplaire, de paraître outrecuidant et irrespectueux », note plus tard Gérald Gassiot-Talabot, le critique d’art chargé de la rédaction du catalogue.

Une peinture de protestation
C’est en 1966 que Bernard Rancillac trouve véritablement sa voie. Dès lors, il peint les événements qui le marquent, l’histoire qui gronde, les convulsions du monde : la guerre du Viêtnam, la Révolution culturelle en Chine, la famine en Inde, les violences en Palestine, l’apartheid en Afrique du Sud, les luttes du tiers-monde... C’est une peinture de protestation, de dénonciation de toutes les formes d’injustices et d’oppressions. « L’histoire chaque matin me rattrape de sa horde d’événements sauvages et sanglants. On ne peut peindre que sur le canevas de ses émotions personnelles, de ses hantises, de ses angoisses. Les miennes, plus j’avance, sont d’ordre politique », analysera-t-il, par la suite, dans son livre Le regard idéologique  (éd. Somogy, 2000). Il se place du côté des opprimés : minorités agissantes, révolutionnaires, terroristes et autres syndicalistes. « Il s’est mis à voter communiste rien que pour faire chier son père », souligne son ami le peintre Hervé Télémaque.

En 1978-1979, il peint une série de treize toiles intitulées « À la mémoire d’Ulrike Meinhof », du nom de cette femme membre de la Fraction armée rouge (la Bande à Baader), retrouvée « suicidée » dans sa prison d’Allemagne. Il associe, dans cette série, des images de prison avec celles d’une voiture lancée à toute vitesse. Juxtaposition insolite dont il s’expliquera : « Quand je peins, ce n’est plus l’image qui m’intéresse, c’est l’impact visuel. »

Il puise ses sujets dans les journaux écrits et télévisés, les films, et dans des magazines comme Paris Match. Il décortique l’actualité et la reconstruit à sa guise en mettant l’accent sur certains faits. « Je voulais susciter un regard critique sur la fabrique de l’opinion et des événements dans la vie sociale. Car, ce sont toujours des pouvoirs (politiques, médiatiques, financiers) qui décident en fin de compte, au jour le jour, de ce qui doit être retenu comme un événement. (…). Là, c’était moi qui allais choisir et j’entendais bien me servir de la peinture pour débusquer ce jeu trouble et obscur des images dans la vie sociale, » insiste-t-il.

Un provocateur difficile à apprivoiser
Hélas, ses grandes peintures à l’acrylique réalisées à l’aide d’un épiscope en 1966 (un appareil qui permet de projeter des photographies sur la toile, de les recadrer et de les recomposer) reçoivent un accueil glacial. Est-ce de l’art ou du « copiage de photographies » ? Les collectionneurs se montrent peu enclins à accrocher dans leur salon des scènes de guerre et de torture. Dans le milieu de l’art, son manque de respect pour les conventions conduit, peu à peu, à sa mise à l’écart de la scène officielle. Résultat ? Pas de grande exposition personnelle ni de rétrospective dans des musées de premier plan depuis les années 1980. Aucun galeriste ne l’accompagne sur la durée. « Il n’est pas facile de travailler avec lui. Il a eu de grandes expositions personnelles qu’il a fait capoter », souligne le critique d’art et commissaire d’exposition Serge Fauchereau qui déplore que son ami peintre cherche à s’immiscer dans le travail des commissaires. « Il est devenu prisonnier de ce masque, de ce personnage qu’il s’est construit. Mais, c’est un grognon généreux », ajoute-t-il. « Il faut savoir percer la cuirasse », s’amuse Bernard Vasseur, auteur d’une longue préface, Making of Rancillac, qui introduit le journal du peintre (Devenir peintre. Journal 1956-1968, Éditions Hermann) publié à l’automne 2016. « C’est un grand provocateur, mais aussi un homme très attachant et un adorable compagnon de discussion », poursuit le critique d’art et commissaire d’exposition qui avoue s’être rendu à ses premiers rendez-vous à Malakoff avec le peintre… sur la pointe des pieds.

BERNARD RANCILLAC EN DATES

1931 - Naissance à Paris
1931-1938 - Enfance en Algérie où son père enseigne le français
1949-1952 - Atelier Met de Penninghen
1964 - Exposition « Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
1968 - Création d’affiches à l’atelier populaire des Beaux-Arts pour Mai 1968
1970 - Rétrospective aux musées de Saint-Étienne et de Brest
2017 - Rétrospective à l’Espace Niemeyer (Paris) et à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Saint-Arnoult-en-Yvelines

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°474 du 3 mars 2017, avec le titre suivant : Bernard Rancillac, peintre

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