Bernard Ceysson, l’ex-directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne, s’épanouit dans son nouveau métier de galeriste.
À l’heure « où certains prennent leur retraite, d’autres commencent à travailler ». La formule, dans laquelle se reconnaît l’once d’ironie de notre confrère du Monde Harry Bellet, s’applique parfaitement à Bernard Ceysson, qui fut l’un des conservateurs d’art contemporain les plus dynamiques avant de sauter une barrière, infranchissable pour beaucoup, en devenant marchand d’art.
Son grand œuvre reste le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, qu’il a ouvert en 1987 dans un bâtiment édifié par Didier Guichard et dirigé jusqu’en 1998. Natif de la cité ouvrière, il tenait tellement à cette implantation qu’il a de lui-même abrégé un passage par Paris, où il prit la suite de Dominique Bozo au Musée national d’art moderne. Lors de sa nomination, le seul souci, paraît-il, du président du Centre Pompidou, Jean Maheu, portait sur sa phobie de l’avion. Encore aujourd’hui, au moment de décoller pour aller voir des clients à Los Angeles, il n’en mène pas large. Lui qui n’aime rien tant que de se déplacer en camionnette aura un peu de mal si se confirmait son envie d’élargir son activité à New York…
Le plus jeune chef d’établissement
Ce boulimique par nature ne sut résister à la tentation de diriger le Musée national d’art moderne (MNAM). Mais l’attachement à sa province était tel qu’il essaya de se partager entre les deux villes, avant de jeter l’éponge moins d’un an plus tard, pour se consacrer entièrement au chantier stéphanois. Comme le résume un collègue, « il n’a pas supporté l’idée de laisser son enfant faire ses premiers pas sans lui ». Son enfant, c’est la collection contemporaine qu’il avait formée à côté des tableaux, des cycles et des armes réunis au sein du « musée d’art et d’industrie » qu’il dirigeait depuis vingt ans. Natif d’une famille modeste de tradition communiste, il a passé son enfance à dévorer des livres, et il dit garder toujours un dictionnaire à feuilleter à portée de main.
Après des études un peu chahutées, il fut appelé à succéder en 1967 à Maurice Allemand, qui avait déjà ouvert la voie à l’art moderne au sein de ce musée hérité du XIXe siècle. À 28 ans, comme il ne manque pas de le rappeler, Bernard Ceysson est devenu « le plus jeune chef d’établissement en exercice ». En une vingtaine d’années, il aboutit à la formation de trois musées, celui d’art et d’industrie dans un bâtiment rénové, celui de la mine sur un puits désaffecté, « avec au sous-sol une spectaculaire reconstitution de galerie de mine », et ce nouveau lieu « où est conservée la deuxième collection française d’art moderne et contemporain ».
Le jeune conservateur passionné a bénéficié du soutien des élus. Mais cela ne suffisait pas, il fallait un œil et une vision pour sentir les courants de l’art vivant. Il a poussé les acquisitions de différentes souches comme Jean Dubuffet, qui l’a beaucoup impressionné lors de leur rencontre, des acteurs du dada comme Raoul Hausmann et Francis Picabia, des artistes portés vers l’abstraction comme Jean Hélion, Simon Hantaï ou Bernar Venet, ou le réalisme, tels Yves Klein, Bernard Rancillac ou Hervé Télémaque. Sa marque de fabrique, il l’a trouvée, en 1973, dans le mouvement Supports/Surfaces, à commencer par Claude Viallat dont il est resté très proche. « J’ai dû le rencontrer chez Jean Fournier (son galeriste parisien), se souvient l’artiste nîmois ; avec Dominique Bozo, il a été pour moi la personne la plus importante de ce monde. Il en est né une complicité qui est restée… c’est comme une famille. »
Tout en partageant avec ces artistes la joie de vivre de l’époque, Bernard Ceysson a su les séduire par une approche théorique et historique de leur œuvre. « En 1979, il a signé le premier ouvrage important consacré à Pierre Soulages, dont il acquit une œuvre très inhabituelle, un goudron sur verre », rappelle Pierre Encrevé, ami du peintre et auteur de son catalogue raisonné. Pour Alfred Pacquement, « il a été l’un des historiens de l’art les plus importants de cette période en France ». « Dans les années 1970, Saint-Étienne était l’endroit où il fallait aller pour voir des expositions qu’on n’aurait pas trouvées à Paris », témoigne celui qui allait lui succéder à Beaubourg, près de vingt ans plus tard. Bernard Ceysson a été ainsi essentiel à une génération qui avait alors quelques raisons de se sentir négligée. D’emblée, il tient pourtant à récuser une réputation de « défenseur de l’art français ». « Il ne fallait pas me parler de Bazaine ou Manessier ! Il y a des imbéciles en France qui veulent redéfinir les gens par leur identité, s’insurge-t-il. Non, il y a simplement des artistes qui vivent et travaillent en France et ont voulu créer un art contemporain, qui méritait d’être mieux connu ».
Ses goûts sont plus complexes, puisque, dans sa liste impressionnante de 150 expositions et dans les acquisitions à Saint-Étienne, il a également promu Kurt Schwitters ou Georg Baselitz, l’Arte povera ainsi que toute la génération américaine du minimalisme. Du côté de la pop culture, il s’est aussi intéressé très tôt à Tom Wesselmann ou Roy Lichtenstein. Un de ses titres de gloire fut d’avoir fait entrer le premier Frank Stella dans une collection publique française. Il a su acheter à une époque où ces artistes n’avaient pas la renommée acquise depuis. En 1983, Gerhard Richter donna au musée l’une de ses premières « Vanités », après l’achat de Glenn, une explosion de couleurs de deux mètres sur cinq. Robert Morris lui promit de faire de même. Le musée hérita du legs de la veuve du surréaliste Victor Brauner, Jacqueline. Cindy Sherman proposa aussi un tirage après une exposition (pour laquelle elle s’était contentée d’envoyer les photographies par la poste). Plusieurs peintres comme Viallat, Dezeuze, Richter, Soulages ou Stella lui restèrent fidèles quand, à 67 ans, il ouvrit sa galerie.
Le musée a également bénéficié du soutien d’Antoine Guichard, patron du groupe Casino (et frère de l’architecte), ainsi que des donations de Vicky Rémy et des galeristes François et Ninon Robelin. La caisse des dépôts lui confia sa collection contemporaine. Coup de maître, la galeriste new-yorkaise Ileana Sonnabend lui fit don d’un autoportrait d’Andy Warhol, avant de laisser en dépôt des Lichtenstein, Rauschenberg, Twombly, Serra… de sa collection, qu’il venait d’exposer en 1998. Le musée est alors devenu, estime son fondateur, « le seul hors de Paris à pouvoir présenter un tel corpus de l’art français et international de la seconde moitié du siècle ». Dans le même temps, il l’a largement ouvert au design, au dessin ou à la photographie. Dans la foulée, il fut appelé à Luxembourg pour contribuer à la préfiguration du musée d’art moderne, dont la construction était confiée à Ieoh Ming Pei, avant d’en assumer la direction artistique.
La liberté du galeriste
Quelques années après son départ, en 2006, il surprit tout le monde en ouvrant une première galerie à Saint-Étienne. Dix ans plus tard, il est toujours associé avec son fils, François, et un ami, Loïc Bénétière, louant à prix modiques, avec de maigres fonds propres, « sans backer », se rémunérant à peine et se transbahutant dans une Renault Espace d’occasion. Lui, dit vivre de sa retraite. L’histoire ne le dit pas trop, mais les épouses comptent aussi manifestement dans cette aventure… La galerie défend toujours les artistes de Supports/Surfaces, tout en jetant des passerelles avec les États-Unis. « C’est beaucoup plus drôle que d’être conservateur, assure-t-il, on est plus libre, on prend tous les risques. » François confie que, dans les réunions de projets, son père se montre généralement le plus intrépide. Le trio a essaimé une curieuse multinationale de boutiques-galeries, ouvrant successivement à Beaubourg, à Luxembourg, à Genève et peut-être bientôt à New York. Avec le soutien de collectionneurs amis, un second espace de 1 400 m2 a été inauguré au printemps au Luxembourg, avec Bernar Venet. Les marchands ont été surpris, parfois agacés. Leur voisin, et parfois concurrent, Daniel Templon avoue ainsi un certain « étonnement devant ce changement et une perplexité devant la programmation ». Bernard Ceysson, lui, proclame avoir « gardé le sens du service public ». « Il l’a montré en conseillant Viallat pour une donation au Musée Fabre », à Montpellier, atteste son directeur, Michel Hilaire. Connu pour sa rigueur, Alfred Pacquement se refuse à porter un « jugement moral » sur cette conversion : « Il a tourné une page, il ne fait pas cela pour faire fortune ; il veut rester dans la famille des artistes tout en s’amusant. » Et non loin des collectionneurs, reconnaît l’intéressé, car « ce sont eux qui font le marché et écrivent l’histoire de l’art ».
Le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Un projet de portail sur Internet a tourné court, l’Art Week lancée au Luxembourg a été un échec commercial.
Peut-être faut-il voir chez cet homme au visage carré un autre signe de son radicalisme, qui n’a pas toujours facilité les contacts au sein des musées (« je n’ai pas l’esprit de corps », confesse-t-il). Lui-même s’avoue accaparé par « ce qu’il n’a pas réussi, ce qui n’a pu être fait ». Il rêve de rééditer une version corrigée de son ouvrage sur Soulages, en pestant contre son éditeur de l’époque. À Saint-Étienne, où il avait signé un texte considérant comme un devoir pour le musée de montrer l’intégralité des dons, il déplore aujourd’hui « la quasi-absence de la collection des cimaises », en dénonçant « l’incurie et l’ignorance des responsables et des élus ». « Certains dépôts sont en voie de retour chez les collectionneurs, dépités de ne jamais les voir ! » Au Musée du Luxembourg, il a gardé ses entrées. Au fond, après avoir posé sa marque, Bernard Ceysson reste toujours dans les parages.
1939 : Naissance à Saint-Étienne
1967 : Conservateur du Musée d’art et d’industrie de la ville
1986 : Directeur du Musée national d’art moderne, au centre Pompidou
1987 : Inauguration du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne
1991 : Chargé de la préfiguration du Musée d’art moderne à Luxembourg (Mudam)
1996 : Directeur artistique de la fondation du Mudam (jusqu’en 1999)
2006 : Ouverture d’une première galerie, à Saint-Étienne
2015 : Ouverture d’un second espace au Luxembourg, après Paris et Genève
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Bernard Ceysson, galeriste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°450 du 5 février 2016, avec le titre suivant : Bernard Ceysson, galeriste