En prenant au pied levé la relève de leur père, les frères Kugel se sont imposés comme de brillants antiquaires. Portrait d’un duo complémentaire.
Dans le milieu antiquaire, les héritiers sont rarement à la hauteur de leurs pères. Cinquième génération de marchands, Alexis et Nicolas Kugel échappent à la fatalité. « Au début, je les considérais comme de charmants garçons, sans savoir comment ils allaient tourner. Ils auraient pu être des fils à papa vivant sur le stock paternel. Ils ont relevé le défi de manière brillante alors que leur père les avait à peine formés », remarque Daniel Alcouffe, ancien directeur du département des Objets d’art au Musée du Louvre. Pour le décorateur François-Joseph Graf, « ils ont un énorme plus sur leurs confrères : ils bossent. Alexis peut passer une journée entière aux Archives pour un objet. Quand il parle d’une provenance, elle existe, elle est vérifiable. »
Les Kugel tirent leur force d’une lignée d’antiquaires dont l’activité remonte à la fin du XVIIIe siècle en Russie. Polyglotte et encyclopédique, leur père Jacques se révélera aussi très mobile. Se démarquant de l’inertie de ses confrères, qui ne voyaient guère plus loin que le bout de l’art français, il sillonnera l’Europe en quête d’objets insolites. Son cosmopolitisme lui permettra d’étendre son réseau jusqu’au Brésil. Ses deux fils, eux, n’imaginaient pas vraiment prendre la relève. Passant par la case rébellion, l’aîné, Nicolas, s’était d’abord lancé dans le cinéma, travaillant comme régisseur pendant quatre ans sur quelques navets comme T’es folle ou quoi. Alexis, lui, s’inscrira sans conviction dans une école de commerce avant de bifurquer pour l’école du Louvre, où il ne restera qu’un an.
Un coup de dés
Le décès brutal du père, en 1985, met fin à cette vie de cigale. âgés de 19 et 22 ans, les deux frères se retrouvent à la tête d’une entreprise de dix employés. Prenant le taureau par les cornes, ils déjouent les pièges habituels : la vente aux enchères immédiate ou la pente douce consistant à liquider peu à peu le stock. Quelques mois après la mort de leur père, ils se jettent à l’eau et achètent chez Sotheby’s, à Monaco, un microscope du XVIIIe siècle. Le type même d’« objet Kugel », trop beau pour un objet scientifique et moins banal qu’une simple pendule posée sur une commode. Ils déboursent alors 800 000 francs, un record à l’époque, avant de revendre la pièce, moins d’un an plus tard, au Museum de Los Angeles. En un coup de dés, ils montrent à leurs pairs qu’ils n’ont rien d’oisillons tombés du nid.
Même s’ils ne se destinaient pas initialement à ce métier, les frères étaient tombés inconsciemment dans le chaudron. « Nous avons été élevés entourés de beaux objets. C’était familier. Cela nous a laissé une empreinte rétinienne indélébile d’immédiate proximité, souligne Alexis Kugel. Chaque fois que nous croisons un objet proche de celui avec lequel nous avons vécu, nous ressentons un sentiment d’intimité. Mais aussi, quand la connaissance n’est pas un passe-temps mais une question de survie, on apprend très vite ! » Pour certains observateurs, les deux frères ont eu la chance de ne pas subir l’autorité paralysante d’un père vivant. « Un père disparu est plus exigeant qu’un père présent, réplique Nicolas Kugel. Avoir le regard permanent du père, c’est la sécurité. Là, on était sans filets. » La fratrie fera son tri dans le large éventail de spécialités couvertes par le père. Délaissant les portraits miniatures et les tableaux du XIXe siècle, ils bougeront le curseur vers l’art médiéval et l’Antiquité classique. Peu à peu, ils affirmeront leur identité et leur goût. « Nicolas m’accuse de n’aimer que les petites choses noires, l’objet rarissime, tellement pointu qu’il se révèle à la fin invendable. Je lui rétorque qu’il n’aime que les grandes choses dorées, s’amuse Alexis Kugel. En vérité, on a besoin de la vision de l’autre. Il n’y a pas de lutte d’ego car je n’en ai pas. Nous sommes liés inexorablement, pour le meilleur et pour le pire, comme des mailles tressées les unes aux autres. C’est une force d’être deux. » Dans le duo, Alexis est le sachant, Nicolas le communiquant. Si le premier a tout d’un professeur Nimbus, parlant lentement en pesant ses mots, Nicolas endosse l’image publique de la galerie. « Alexis a plus de patience que moi pour les recherches. Moi, j’ai peut-être plus de patience avec les gens », indique ce dernier. Le penchant d’Alexis pour les archives leur a permis quelques achats majeurs. Récemment, ils ont acquis à la vente Pierre Bergé-Yves Saint Laurent une double tête du Primatice que le catalogue de Christie’s avait attribué à l’atelier de l’artiste et estimé pour tout juste 100 000 euros. « Je pense qu’Alexis est plus fort que leur père, qui fonctionnait de manière empirique, précise Daniel Alcouffe. C’est un exemple rare d’antiquaire-historien de l’art, quelqu’un dont l’avis compte. » Un avis qui a ébloui aussi bien Hubert de Givenchy que Pierre Bergé. « Il y a beaucoup de marchands, mais il n’y en pas beaucoup qui peuvent, comme les Kugel, parler avec précision, sans littérature », souligne ce dernier. Si les deux frères ne font pas la réclame, c’est que les pièces qu’ils présentent parlent d’elles-mêmes. « Chez eux, tous les objets ont un quelque chose, un vrai caractère, souligne François-Joseph Graf. S’ils ont une paire d’appliques Louis XVI, elle ne sera pas lambda. Quand ils ont un tableau de charme, il a un vrai charme. » Surtout, ils devancent leurs confrères par leur éventail de spécialités de la fin de l’ère gothique à 1837, en passant par l’art grec ou égyptien. « Ils couvrent six siècles européens, quand les autres antiquaires se cantonnent à un siècle français, poursuit François-Joseph Graf. Ils ont le collectionneur de petits objets de Dresde comme celui d’argenterie anglaise. Leur carnet d’adresses est le plus important de Paris. » Un répertoire qui s’est étoffé depuis leur déménagement, en 2004, de la rue Saint-Honoré pour l’hôtel Collot, quai Anatole-France. « Rue Saint-Honoré, les gens venaient avec des sacs Gucci et Prada. C’était le shopping de Monsieur contre le shopping de Madame. Ici, les gens ne viennent plus par hasard », souligne Nicolas Kugel. Dans ce fastueux écrin, ils perdent l’étiquette de marchands d’orfèvrerie qui leur avait longtemps collé à la peau, au profit du mobilier, déployé sur trois niveaux.
En élargissant leur spectre au mobilier, sous l’impulsion de François-Joseph Graf, ils ont rallié de grands collectionneurs comme Henry Kravis, qui leur achètera l’armoire Boulle de Givenchy, ou Axa. Pour Bill Pallot, de la galerie Didier Aaron & Cie, « les Kugel sont devenus de vrais concurrents pour les antiquaires parisiens et ils font honneur à leur profession. Ils montrent que le XVIIIe siècle n’est pas mort. » En brandissant l’étendard des maîtres anciens, Alexis Kugel ne cache pas son aversion pour l’art contemporain. « Aujourd’hui, il y a un appauvrissement général du goût et un manque de repères, de modèles à suivre, regrette-t-il. Je m’explique le succès de l’art contemporain par la pauvreté de la culture générale. »
Acheteurs courageux
Les frères remédient à leur façon à cet « appauvrissement » en organisant depuis 1996 des expositions souvent remarquables comme « Sphères, l’art des mécaniques célestes » ou les « Bronzes du prince de Liechtenstein ». Ces événements les exemptent de participer à la Biennale des antiquaires alors même qu’ils exposent à la Foire de Maastricht. « Tout ce qu’on ferait à deux cents mètres d’ici serait plus petit et moins bien que chez nous. On sert plus la cause des antiquaires en organisant un off qu’en étant un stand parmi les autres », observe Nicolas Kugel. Réputés radins, les frères n’ont pas brillé par des dons importants aux musées. En revanche, ils ne mégotent pas sur les achats. « Ils sont très courageux quand ils achètent, ils sont prêts à payer cher et du coup à vendre cher », constate Bill Pallot. « Nous sommes chers pour l’objet unique, et très franchement, je crois être raisonnable et même moins cher qu’un petit antiquaire pour l’objet moyen, car je mesure mieux son importance », affirme Alexis Kugel. Leur assise financière leur offre une indépendance telle qu’ils ne pratiquent pas le compte à demi, courant dans la profession. Leur inventaire constitué en solo reste l’un des plus convoités de Paris « Ce sont les derniers tenants d’une définition précise du métier d’antiquaire, constate le courtier étienne Breton. Pour un marchand, avoir un stock coûte une telle fortune aujourd’hui que plus personne ne peut le faire. En gérant le stock de leur père et en se refaisant un autre stock, ils ont su adapter au présent une définition du passé. » Les frères Kugel ne seraient-ils pas finalement les plus jeunes des dinosaures ?
1963 - Naissance de Nicolas Kugel à Paris
1966 - Naissance d’Alexis Kugel à Neuilly
1985 - Décès de Jacques Kugel
2002 - Exposition « Sphères, l’art des mécaniques célestes »
2004 - Installation à l’hôtel Collot
2008 - Exposition « Bronzes du prince du Liechtenstein »
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Alexis et Nicolas Kugel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°306 du 26 juin 2009, avec le titre suivant : Alexis et Nicolas Kugel