Artiste polymorphe, le peintre, dessinateur, graveur et écrivain continue, à l’âge de 95 ans, de vibrer d’une vitalité et d’une jubilation créative impressionnantes, comme en témoigne sa riche actualité.
Une rétrospective au Domaine de Chaumont-sur-Loire, une mise à l’honneur au Musée Réattu dans le cadre de la première édition du Festival du dessin d’Arles, une nouvelle exposition personnelle à la Galerie Lelong et la sortie d’un livre-catalogue publié chez Gallimard : cette année encore, Alechinsky n’aura pas chômé. Pourtant, tout semblait mal commencer pour l’artiste. Inhibé, gaucher contrarié que l’on forçait à écrire de la main droite, le jeune Pierre Alechinsky fut considéré comme inapte au système scolaire et placé dans une école pour retardés mentaux. Telle une réponse inconsciente à cette blessure d’enfance, l’artiste a su avec talent trouver sa voie dans la peinture, le dessin mais aussi l’écriture, qu’il pratiquera d’une même manière « intelligente, brillante, drôle », comme le souligne Jean Frémon. Pour le directeur de la Galerie Lelong, qui côtoie l’artiste depuis le milieu des années 1970, la peinture d’Alechinsky est à l’image de l’artiste, un homme particulièrement « vivant, vif, intelligent, cultivé », sous-tendue par une même énergie de vivacité et de légèreté. Jamais l’artiste ne s’appesantit sur un tableau, préférant plutôt jouer la surface, du bout du pinceau. Pas d’épaisseur de matière. Pas d’accumulation de sens préétablis ou de sous-entendus qui révéleraient un désir d’étaler ses opinions. Il faut que l’œuvre tienne, mais presque par hasard, en intervenant le moins possible. Poser sur la toile vierge quelques signes, quelques taches, et arriver à en faire dire quelque chose. Que de cette souplesse du trait, de cette liberté de la touche soudain surgisse une figuration. Cette singulière pratique de la peinture, librement narrative et qui doit beaucoup au dessin, s’est progressivement construite sur l’apport de plusieurs expériences.
Il y a bien sûr, à l’origine, la formation de l’artiste : « Je suis un peintre qui vient de l’imprimerie », rappelle Alechinsky, formé dans les années 1940 à la typographie et à l’illustration à La Cambre, école bruxelloise d’architecture et d’arts décoratifs. Mais il y a aussi son amour de l’art oriental. Dans les années 1950, Alechinsky s’intéresse à la fluidité et à la spontanéité de la calligraphie extrême-orientale, à sa gestuelle comme à sa liberté d’interprétation. L’artiste embarquera pour le Japon où il réalisera un film Calligraphie japonaise, qu’il montrera entre autres à Henri Michaux et André Masson. Frange d’un surréalisme venu de Miró ou de Klee plus que de Magritte, où la rêverie, l’ingénuité, l’écriture automatique et le dessin sont essentiels, le mouvement CoBrA a aussi joué un rôle important dans les fondements de l’œuvre d’Alechinsky. Bien que la vie du groupe fût brève (1948-1951), elle marquera le parcours de l’artiste. Si Pierre Alechinsky finit par délaisser les « terres » huileuses de ses toiles pour les hautes mers de l’encre de Chine, de l’aquarelle ou de l’acrylique, il conservera toutefois beaucoup de cette expérience CoBrA : le côté expérimental, le goût des peintures et des ateliers partagés, l’union retrouvée de l’écriture-peinture, les formes souples et immémoriales, les mythologies universelles, la matière « imaginante », l’accident, la spontanéité, le geste libre. À noter, comme le précise Jean Frémon, que ces débuts d’Alechinsky se placent sous « le double parrainage de CoBrA corrigé par Jackson Pollock ». Lors de sa première exposition en France, ce dernier retient attentivement le regard de Pierre Alechinsky. La légèreté d’une peinture qui coule, d’un pinceau qui touche à peine la toile ; l’expression d’un monde intérieur qui surgit de façon inconsciente ; l’énergie, le mouvement, la souplesse que produit, sans préméditation, la vie propre du tableau. Autant d’éléments formels qui trouvèrent une résonance dans la manière de Pierre Alechinsky, faite d’arabesques et de sinuosités, « signe de liberté, d’intelligence et de souplesse intellectuelle ». Une manière par laquelle Pierre Alechinsky imposera sa singularité, et cela, dès les tableaux à l’huile peints de 1951 à 1965. Même s’il semblerait, souligne Jean Frémon, qu’à cette époque-là, le peintre ne soit pas pleinement « heureux », mais demeure « contraint ». Jusqu’à ce qu’en 1965, « il saute le pas ».
1965, explique Jean Frémon, c’est le moment où Pierre Alechinsky identifie ce qui le gêne : la pâte lourde de la peinture à l’huile, le temps de séchage qui rompt la cadence. Constatation qui mène l’artiste à délaisser l’huile pour l’acrylique et l’encre sur papier qu’il maroufle lui-même. Alors Pierre Alechinsky « accepte de laisser parler en lui le graphiste », découvrant pleinement « la fraîcheur de l’esquisse et le plaisir de rêver du bout du pinceau ». C’est à New York, en 1965, que Pierre Alechinsky entreprend Central Park, tableau inaugural avec lequel l’artiste développe ses premières « remarques marginales » et abandonne l’huile pour l’acrylique, privilégiant le support papier. « Ma première peinture à l’acrylique date de 1965, je peignais sur une feuille de papier dans l’atelier de Walasse Ting, à New York ; j’emportai cette feuille en France. Je me mis à l’observer, punaisée au mur, tout en dessinant à la queue leu leu sur de longues bandes de papier japon. J’épinglai celles-ci à l’entour ; Central Park, ma première peinture à remarques marginales. Je collai le tout sur une toile : premier marouflage. J’allais bientôt me déshabituer de la peinture à l’huile. Elle ne m’avait jamais permis ces regroupements, allitérations et va-et-vient », note l’artiste.
À propos des « remarques marginales », Pierre Alechinsky nous rappelle qu’elles viennent d’un vocabulaire issu de l’imprimerie : « Les graveurs qui devaient dessiner au burin ou à la pointe sèche sur une plaque de cuivre essayaient leur outil dans la marge de la plaque ; se prenant au jeu, ils esquissaient souvent une petite image. De mon côté, cela explique parfois ce qui est au centre de l’œuvre, d’autres fois ça accompagne, ça prend plus d’importance... », explique-t-il. Inconsciemment, il met alors en place un efficace dispositif pictural, en encadrant la figure centrale d’autres dessins plus petits. Les « remarques marginales » constituent ce qui fera la grande singularité de l’œuvre d’Alechinsky. Elles nous révèlent la permanente fascination de l’artiste pour le papier et les techniques d’impression. Ce dont témoigne l’actuelle rétrospective organisée au Domaine de Chaumont-sur-Loire. Dessins, gravures, lithographies, estampes murales, livres illustrés : la diversité des 274 œuvres exposées témoigne de la virtuosité et de la créativité de cet artiste qui a su exploiter toutes les potentialités de son savoir de typographe et d’imprimeur. À l’instar de Matisse, Pierre Alechinsky a redonné leurs lettres de noblesse aux arts décoratifs, qu’il a su renouveler avec modestie, humour et intelligence. Pour Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur Loire, l’œuvre d’Alechinsky est traversée par une sorte de « grâce », un « goût pour la couleur », une « légèreté joyeuse » et une « jubilation créative phénoménale ». Qu’il utilise le pinceau, le crayon ou le stylo, il réside une « même intelligence qui passe du cerveau à la main », une « énergie très immédiate » et un même « enthousiasme dans l’acte de créer ». Peinture, dessin, écriture, livres illustrés : Pierre Alechinsky a utilisé « chaque instant de sa vie pour s’exprimer », sous toutes les formes, sans aucune hiérarchie. Lorsque Alechinsky inspiré se confronte aux grands textes de la littérature, de Cioran à Tardieu, de Proust à Bonnefoy, « c’est au-delà du plus haut degré de l’illustration, c’est de la cocréation, une ébullition créative qui se met en place à deux ».
« Dessiner, c’est s’interroger », disait Pierre Alechinsky à Jean Frémon. Comme le souligne ce dernier, il y a dans l’œuvre d’Alechinsky, comme dans toute vraie peinture, une attention aiguë portée au monde : « L’artiste a observé le monde, les objets, le flux, le souffle, les mouvements de la vie, tout comme le firent Léonard de Vinci ou Victor Hugo. Il a cherché à traduire la vitalité du monde en peinture. La vérité est là, non dans le cerveau de l’artiste mais dans les rythmes de la vie. »
La diversité des œuvres exposées au Domaine de Chaumont-sur-Loire témoigne de cette observation du réel et du rapport à la nature qui sous-tend une part de l’œuvre d’Alechinsky. Arbres, astres, animaux, volcans. C’est à partir de l’observation des rhizomes d’une racine ou des méandres d’un rocher que l’artiste soudain fait surgir une figure. Un geste créateur dont la liberté dépasse le motif convoqué. Car si Alechinsky part d’un motif ou d’une humeur, gaie ou morose, jamais il n’obéit à un sens préétabli avant que le tableau ne se fasse. Toujours laisser faire la vie de l’œuvre. Laisser « rêver son tableau », suggère Jean Frémon. « Voir où le pinceau va le mener. » Et, ensuite, vient le sens. La lecture. Moment où l’artiste pose enfin des titres sur l’œuvre, jouant des mots et des interprétations : « Élégants, beaux, drôles. »
Interrogé sur sa manière, et l’absence de tout protocole, Alechinsky attire l’attention sur une nécessité : celle du faire. « Le tout est de s’y mettre, même sans savoir par où commencer. C’est ça peindre. Il faut faire. Ensuite, vient la lecture du premier trait. » Et de conclure : « Faire vous fait penser. » La peinture de Pierre Alechinsky ne dit pas, elle suggère. Elle interroge ce qui est au bord. Magie alchimique du geste, de la matière. C’est une peinture du « non-savoir ». Tout comme l’était celle de Bram Van Velde, souligne avec justesse Jean Frémon. Bram van Velde le maître, c’est le titre d’un texte que Pierre Alechinsky écrit dans son ouvrage Ambidextre, paru chez Gallimard. Et c’est côte à côte que nous sont présentées les œuvres des deux maîtres dans le nouvel accrochage du Centre Pompidou. Un « honneur », sans aucun doute, pour Pierre Alechinsky.
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Alechinsky - Le souffle du non-savoir
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : Alechinsky - Le souffle du non-savoir