Élargie grâce aux procédés numériques, l’estampe reste une usine à images pour les artistes contemporains. À la différence d’autres pays, le marché n’en demeure pas moins étroit en France
Si l’estampe s’inscrit au cœur du travail de Georg Baselitz, Jim Dine, Chuck Close ou Pierre Alechinsky, elle n’occupe souvent qu’une place secondaire dans l’esprit de plus jeunes créateurs. Sa terminologie même patine dans un registre jugé ringard. « Le mot estampe est un peu restrictif parce qu’il sous-entend la gravure sur bois, la lithographie et la gravure sur métal, indique l’artiste Pierre Buraglio. Je lui ai toujours préféré le mot “Imprimé” qui inclut d’autres techniques et procédures. » Certains opteraient même pour le libellé anglo-saxon de « Print », lequel englobe techniques nobles et communes. C’est en jouant à la fois sur un glissement sémantique et sur le développement des procédés numériques que l’éditeur parisien Franck Bordas évoque une régénérescence de cette pratique. « Nous sommes à un tournant. L’image traditionnelle du métier d’art est hors-jeu et les artistes font de l’estampe sans le savoir, précise-t-il. L’imprimé infuse tous les domaines de l’art contemporain sans qu’on y prenne garde. Un artiste comme Liam Gillik intègre par exemple beaucoup d’imprimés dans ses œuvres. L’estampe est sortie de son cadre. Elle est maintenant collée sur les murs ou fait partie d’un dispositif d’installation. Il y a une rupture du code. » Une rupture qui frise aussi parfois le tic esthétique…
Un second souffle
L’estampe connaît indéniablement un second souffle en Amérique. « On vit aujourd’hui des moments aussi excitants que dans les années 1960 avec l’explosion du pop art, affirme Richard Solomon, fondateur de la galerie éditrice new-yorkaise Pace Prints. L’estampe profite de l’élargissement du marché de l’art contemporain et du boom des prix. Aujourd’hui, aux États-Unis, les artistes les plus reconnus font des gravures, car il y a une grande demande pour leur travail. Les prix de leurs œuvres uniques rendent leurs estampes désirables. » Cette euphorie fléchit lorsqu’on traverse l’Atlantique. En Europe, l’estampe reste une petite musique de chambre, à la traîne des fanfares du marché. L’éditeur barcelonais Polígrafa n’effectue que 30 % de son chiffre d’affaires en Europe, contre 40 % aux États-Unis et 30 % en Asie. « Certaines galeries trouvent que vendre des estampes exige trop d’énergie. Elles peuvent céder dix fois plus cher, avec le même travail, une pièce unique, souligne Angel Samblancat, codirecteur de Polígrafa. Malgré tout, on remarque que les artistes font la queue pour produire des estampes chez nous. Nous sommes même obligés de sous-traiter. Je crois que les artistes comprennent que la gravure est l’un des éléments de l’orchestre et si on l’exclut, la musique n’est plus la même. »
La symphonie se mue en berceuse en France. Même si des galeries historiques comme Maeght et Lelong lui consacrent une grande part de leur activité et en tirent un chiffre d’affaires confortable, le marché reste grippé. Au point que la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) à Paris a supprimé la section « éditions » sans susciter d’émoi particulier, hormis chez les éditeurs ! « Le hic, c’est que l’estampe est souvent considérée comme de la déco, relève l’artiste Franck Scurti. Le marché de l’édition n’est pas forcément un marché de spécialiste. »
Le public de l’Hexagone
De fait, les confusions sont fréquentes entre original et unique ou estampe et poster. « En France, la majorité du public pense que l’estampe n’est qu’un moyen de reproduction, regrette François Dournes, de la galerie Lelong. On a 20 à 30 % de clients très pointus qui connaissent bien ce domaine, et une majorité d’acheteurs qui ne font pas le distinguo entre les techniques. Mais, pour eux, c’est un moyen d’acquérir un grand nom à moindre coût. C’est d’ailleurs plus facile de vendre une lithographie d’un artiste connu que, pour le même prix, des pièces uniques d’un jeune artiste. » L’étroitesse du marché hexagonal s’explique aussi par le faible nombre d’institutions dévolues à cette spécialité (lire p. 20). L’estampe s’avère accolée au livre, alors qu’en Allemagne ou en Suisse, elle est pleinement intégrée dans les musées des beaux-arts. Aussi, les rétrospectives d’artistes contemporains n’associent-elles quasiment jamais œuvres uniques et multiples. « La Bibliothèque nationale de France, qui a le dépôt légal pour les artistes français, n’en achète pas de fait. Il y a certes le réseau d’artothèques, mais après, on se gratte la tête pour trouver des musées dotés de cabinets d’estampes, souligne l’éditrice parisienne Catherine Putman. L’autre bémol tient au fait qu’en France, les musées ne vendent pas d’estampes, ce qui nous aurait autrement offert un débouché. »
Heureusement, cette faiblesse commerciale ne réfrène pas les créateurs, lesquels puisent leur motivation ailleurs que dans la diffusion. C’est bien souvent l’opportunité qui fait le larron. Ainsi, Alain Séchas a-t-il réalisé une sérigraphie suite à une commande passée en 1996 par la Délégation aux arts plastiques (DAP) à quarante artistes sous l’intitulé « Heureux le visionnaire ». Avec l’éditeur Item, l’artiste s’attaquera prochainement à la lithographie. Certains abordent l’estampe pour s’aérer de leurs pratiques habituelles. Pour Philippe Cognée, la gravure permet une parenthèse nourricière. « Par exemple, dans les grandes linogravures que j’ai faites, l’attaque de l’outil dans le matériau est un geste différent de celui de la cire, qui est dans la dilution. C’est un travail de construction-destruction, de mise en danger de l’image », rappelle-t-il. Un point de vue que partage son confrère Gérard Traquandi, lequel a tâté de la gravure dès ses études à l’École des beaux-arts de Marseille. « Lorsqu’on s’intéresse à l’imprimerie, on devient curieux et critique sur la production de l’image », insiste-t-il. Et de rajouter : « La pointe sèche est un acte d’orfèvre et de sculpteur. Cela impose une certaine lenteur. Le temps du burin est différent de celui des autres techniques. » Ces variations de temporalité, tout comme la résistance des matériaux ou l’inversion des images, intimident parfois les artistes. « Quand on grave sur une plaque de cuivre, c’est un miroir, poursuit Traquandi. Le cuivre impose sa présence alors que le papier est plus discret. Ce qui est intéressant avec la gravure, c’est l’inhibition qu’on peut avoir au départ. La plaque de cuivre est précieuse. Ce n’est pas une feuille qu’on peut froisser et jeter. Il ne faut pas rater. » Dans Quarante ans de lithographie avec Peter Bramsen, Pierre Alechinsky le confirme : « les lithographes danois considèrent qu’un dessin sur pierre “appartient à la table” [au] cri du croupier : “Rien ne va plus !” ». Inversement, ce sont les possibilités d’échappées ou de déraillements, les accidents heureux qui séduisent le peintre Jean-Charles Blais. « Ce qui m’a plu quand j’ai commencé au milieu des années 1980, c’est d’avoir trouvé une astuce pour ne pas être plombé par la convention. Je préférais les papiers médiocres, je faisais les choses de travers pour secouer la technique, explique-t-il. On sort ainsi du grand machin ou de l’apothéose que peut être un tableau. Avec une agilité plus grande, l’estampe permet d’aller vers la parcelle, le point de détail. C’est une jetée d’images qu’on peut mettre dans le désordre. »
Collaborations fécondes
À l’heure où les artistes aiment collaborer les uns avec les autres, l’estampe permet aussi de sortir de la solitude de l’atelier pour se confronter aux regards exigeants des artisans. Le tout est de garder un juste équilibre entre les intervenants. « Toute la partie trop artisanale, il faut la laisser à l’artisan, comme en peinture, il ne faut pas être trop cuisinier. Être un bon saucier, c’est bien, mais point trop n’en faut », glisse Traquandi. L’intervention du numérique a toutefois fortement modifié ces habitudes d’atelier. Les artistes réalisent une grande partie de leur travail sur leur ordinateur et leur cadre d’intervention n’excède pas forcément celui du logiciel Photoshop. « À vrai dire, ma pratique de l’estampe n’en est pas tout à fait une, confie l’artiste Marceline Delbecq. Je ne fais ni lithographie, ni sérigraphie, ni gravure. Franck Bordas réalise des tirages pour moi sur imprimante. Les tirages photographiques sur papier Archival sont pour moi une diversion du support photographique, mais mon intervention manuelle sur l’image est extrêmement limitée. » Dans la foulée de la photographie, beaucoup d’artistes privilégient des tirages réduits, de vingt à quarante exemplaires. D’autres, comme Pierre Buraglio, rehaussent parfois à la main les tirages. L’optique n’est pas tant de briguer le « fétiche » pour des raisons commerciales, mais plutôt de privilégier le geste et l’expérimentation. Bien sûr, cela ne va pas sans incidence sur le marché. « On sort de la démocratisation culturelle qui prévalait à la Libération, reconnaît Frank Bordas. L’idée était alors d’offrir de l’art aux classes moyennes. Aujourd’hui, nous allons soit vers le mass media, qui s’oriente vers le poster, soit vers un art original très sélectif. » Le salut de l’estampe passerait-il par ce flirt ambigu avec l’unique ?
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Un travail de construction-destruction
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°258 du 27 avril 2007, avec le titre suivant : Un travail de construction-destruction