Comme toujours lorsqu’elle prépare
une exposition, l’artiste qui, depuis plus de quarante ans, réalise une œuvre radicale et paradoxale, a préparé sa rétrospective à Metz avec sa lettre de démission dans la poche. Au cas où…
Elle est tout d’une pièce. Quelqu’un d’entier comme on dit. Qui se tient sur ses gardes, comme si elle craignait qu’on veuille en savoir plus qu’elle ne nous en livre. Elle use de formules lapidaires qui gravent votre esprit sans que l’on sache vraiment si elle force le ton pour bien se faire comprendre ou si elle se saisit de la première parole qui lui vient en tête. Bref, elle a du caractère. D’ailleurs, elle prévient toujours ceux avec qui elle travaille qu’elle a sa lettre de démission dans la poche au cas où cela ne se passerait pas comme prévu. Tania Mouraud est une artiste exigeante, qui sait ce qu’elle veut, qui refuse de faire des concessions et qui a fait le choix de la radicalité. Cela a beau lui avoir coûté sa réputation, l’avoir tenue à l’écart, peu lui chaut. Elle est restée claire avec elle-même, n’a jamais perdu contact et, cerise sur le gâteau, sait très bien l’estime que lui portent les jeunes.
En cela, elle n’a pas tort : rarement une artiste n’a connu telle considération. C’est que, depuis quelque quarante ans qu’elle est au travail, Tania Mouraud développe une œuvre unique en son genre, d’une grande richesse d’invention et forte d’une réflexion sur la nature et la fonction de l’art, notamment sa capacité à produire du sens.
Née à Paris en 1942 dans un milieu d’intellectuels résistants, orpheline à trois ans de son père tué dans le Vercors, Tania Mouraud se définit elle-même comme « une saltimbanque », monte au créneau dès qu’on parle de féminisme, s’en prenant aussitôt à tous ceux qui n’usent que de formules psy pour parler des femmes. Férocement indépendante et volontiers nomade, elle a très tôt pris l’habitude de fréquenter le Louvre, eu l’opportunité d’effectuer différents séjours en Angleterre et en Allemagne et s’est trouvée notamment confrontée à toutes les avant-gardes artistiques des années 1960. S’étant alors engagée à faire une peinture façon minimaliste, elle commet en 1968 un acte déterminant, quasi performatif, suite à sa visite de la Documenta IV, en brûlant la totalité de ses tableaux dans la cour de l’hôpital de Villejuif. Radical, ce geste la positionne en rupture avec une pratique dont elle mesure l’impasse, ce qui la conduit à imaginer son rapport à l’art en quête d’une appréhension autre de l’espace.
Rétablir vérité et beauté dans le récit de l’humanité
Sans le savoir ni l’avoir vraiment mentalisé, Tania Mouraud anticipe alors sur ce qui va faire basculer sa vie d’artiste. Elle réalise ce qu’elle désigne du nom d’Initiation Rooms (Chambres de méditation) pour partir à l’aube des années 1970 à la découverte de l’Inde et y trouver un accueil favorable. « Ma rencontre avec ce pays, sa population et sa culture a complètement transformé mon regard sur le monde. Elle m’a surtout libérée des contraintes rationalistes de l’Occident et m’a donné accès à une autre forme de penser le monde. » Il existe une photographie de l’Initiation Room n° 2 que l’artiste a réalisée en 1971 et qui représente la figure méditative, assise en lotus, d’un Indien dans un espace résolument immaculé, « laque blanche sur sol, murs et plafond, lumière indirecte, fréquence sinusoïdale 200 hertz », comme l’indique la fiche technique. Publiée dans le catalogue de son exposition au Musée d’art moderne de Saint-Étienne l’an passé, cette image fait justement écho aux paroles voisines d’Ashok Adicéam : « Tania Mouraud est avant tout une visual artist. Sans moralisme, elle cherche dans “la bataille de l’art” à rétablir vérité et beauté dans le grand récit de l’humanité. Son humilité est comme celle du Mahatma Gandhi. Sans doute comme l’ambition de son âme à transformer le monde par l’intérieur. »
De fait, Tania Mouraud met la barre très haut. Intitulée Exhausted Laughters (littéralement « Rires épuisés »), son exposition stéphanoise, la première monographique dans un musée d’installations vidéo, questionnait « la perte de l’humain et ce qui se produit quand il n’y a plus d’humain dans la société ». Son art s’y déclinait sur différents niveaux narratifs se rapportant à toutes sortes de contextes et de références qu’il s’agisse de l’histoire avec un grand H, de l’économie, de problèmes sociétaux, de vécu personnel ou de souvenirs collectifs, comme l’a analysé Lóránd Hegyi, le directeur du musée.
Il y relevait surtout comment les structures de base de ses références « présentent à la fois une intériorité raffinée, émotionnelle et souvent mélancolique, une intensité spécifique à des processus internes, enfouis intimes et psychiques, ainsi qu’un engagement éthique et politique fort ». On l’aura compris, l’art de Tania Mouraud se situe aux antipodes des effets de mode pour ouvrir sur un espace de réflexion qui ne se prive ni de ressenti, ni de vision poétique.
Explorer sans cesse les possibles plastiques
À parcourir son œuvre, comme le propose le Centre Pompidou-Metz qui lui consacre une exposition personnelle d’envergure intitulée « Tania Mouraud. Une rétrospective », on prend vite la mesure que ce qui motive l’artiste, c’est la passion de la recherche. Si elle se tourne vers l’art conceptuel au début des années 1970, suivant des cours de mathématiques et de logique à l’Université libre de Vincennes, elle développe par la suite tout un travail d’énoncés langagiers investissant l’espace public avec le mot « NI » (1977) sur une cinquantaine de panneaux publicitaires, comme une réplique rebelle aux excès de la société de consommation. Plus tard, elle multiplie toute une série de Wall Paintings (1989) offrant à voir des écritures monumentales en noir et blanc – IHAVEADREAM, NOWISTHETIME, WHATYOUSEEISWHATYOUGET… –, à première vue illisibles parce que composées sur le mode
de l’anamorphose en étirements verticaux. Des mots, Tania Mouraud aime jouer, ne les livrant pas toujours en positif mais aussi en négatif, comme du mot « art » dont elle transforme l’intérieur des lettres en de véritables bas-reliefs abstraits. De la décoration à la décoration est le titre d’une série d’installations qu’elle développera au début des années 1990 et qui est une façon pour l’artiste d’introduire la couleur dans son œuvre. Fondée sur une déclinaison de volumes peints aux couleurs des rubans des décorations civiles et militaires décernées par la France et l’Onu, elle en appelle directement à ces jeux de construction prisés par les enfants. Cinglante critique, s’il en est.
Parce qu’elle refuse de s’enfermer dans un mode, la démarche de Tania Mouraud explore tous les possibles plastiques : « C’est qu’une fois que j’ai terminé quelque chose, je ne veux plus y penser pour pouvoir faire autre chose, comme si je n’avais rien fait avant », dit-elle en appuyant sur chacun des mots pour mieux affirmer cette indépendance qui lui est chère et qu’elle revendique dans la vie courante comme au travail. Tania vit ainsi dans une impatience à l’expérimentation. Elle ne peut se suffire de savoir-faire, elle a besoin de se remettre en question à tout moment. C’est que l’art, pour elle, comme cela l’était pour Louise Bourgeois, est « a guaranty of sanity ». Le film intitulé Sightseeing qu’elle a réalisé fin décembre 2001 en est une puissante illustration. Partie de Strasbourg en voiture pour se rendre au Struthof, le seul camp d’extermination situé en France, elle filme le paysage à travers la vitre arrière embuée, nous plaçant dans la position d’un passager embarqué sans savoir ni où il se trouve, ni où il va. C’est l’hiver, il y a de la neige, les arbres sont nus, le ciel est gris et nous voici pris dans un mouvement qu’excèdent le défilé de la route et la musique klezmer de Claudine Movsessian, une musique traditionnelle yiddish. Ce faisant, l’artiste convoque tout notre être à une expérience sensorielle inédite. « Différents niveaux de lecture sont convoqués, note la critique d’art Julie Crenn : physique, auditif, visuel, symbolique et mémoriel. Entre effroi et fascination, Tania Mouraud articule une pluralité de sentiments, de sensations et de souvenirs. »
La destruction par l’homme de sa propre histoire
Au son, la vidéaste a toujours accordé une attention particulière. Cofondatrice en 2002 d’Unité de Production, un groupe d’expérimentation musicale, elle multiplie les dispositifs associant vidéos et nappes sonores spécialisées, voire réalise des vidéo-performances comme au Musée de la chasse et de la nature, en 2009. Plongée dans l’obscurité, toute habillée de noir, chapeau et grosses lunettes de même couleur cerclées d’écaille, Tania Mouraud est au pupitre devant table de mixage et ordinateur. Elle est concentrée, bouge la tête de droite à gauche, le visage impassible. Sur un écran géant, les images défilent. Elle nous offre sa vision de la nature.
En noir et blanc, ses images retraitées de sous-bois obscurs mêlées à celles de miradors s’offrent à voir presque abstraites, accompagnées qu’elles sont par une bande-son qui accentue leur caractère dramatique. Ces morceaux de nature saisis dans une atmosphère crépusculaire deviennent des métaphores de la condition humaine, de la violence, de la solitude et de la mort.
Au MacVal, cet automne, on pouvait voir une installation audiovisuelle très complexe – AD NAUSEAM (2014) – dont la partie sonore composée de plus de mille cinq cents samples de sons mécaniques, industriels et sourds était le fruit d’une étroite collaboration avec l’Ircam. Conçue autour du thème, récurrent chez elle, de la destruction par l’homme de sa propre histoire, « de la destruction du vivant par le vivant, de la destruction de la pensée » – comme le disait Frank Lamy, le commissaire de l’exposition –, l’installation de Tania Mouraud évoquait l’élimination massive de livres dans une usine de recyclage, la violence sonore de la machine le disputant à la dynamique visuelle et à la monumentalité des images projetées. « Terrible ! s’exclamait Joël Hubaut le soir même du vernissage, mais en même temps d’une beauté radicale. C’est ça le paradoxe. » Radical et paradoxal, c’est tout elle.
Balafres est le titre d’une toute nouvelle série de photographies que vient de réaliser Tania Mouraud en Allemagne sur les mines de lignite à ciel ouvert. Dans son appartement parisien qui lui sert de studio, l’artiste attrape un tube en carton d’où elle extrait les premiers tirages. Ceux-ci présentent d’immenses paysages bruns dont le sol crevassé ici et là est perclus d’imposantes machines aux silhouettes inquiétantes. « C’est un travail beaucoup plus minimal, dit-elle, qui me permet de montrer comment les machines défigurent le paysage et de poursuivre en même temps ma réflexion sur les rapports entre photographie et peinture. » De fait, ces dernières images ne sont pas sans rappeler certaines vues peintes de champs de bataille dont la désolation et l’absence de toute figure humaine en disent long sur le destin du monde.
1942 : Naissance à Paris
Années 1960 : Autodidacte, elle effectue plusieurs séjours en Angleterre et en Allemagne
1968 : Autodafé de ses œuvres peintes dans la cour de l’hôpital de Villejuif
1970 : Premières Chambres de méditation
2002 : Elle fonde le groupe d’expérimentation musicale Unité de Production
2005 : City performance nËš1
2014 : Expositions au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne et au Mac/Val à Vitry-sur-Seine
2015 : Rétrospective dans toute la ville de Metz
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Tania Mouraud : Engagée volontaire
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 5 octobre. Centre Pompidou-Metz (57)
Ouvert le lundi, mercredi, jeudi et vendredi de 11 h à 18 h, le samedi de 10 h à 20 h et le dimanche de 10 h à 18 h.
Tarifs : 7, 10 ou 12 € selon le nombre d’espaces d’expositions ouverts
Commissaires : Hélène Guenin et Élodie Stroecken
www.centrepompidou-metz.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Tania Mouraud : Engagée volontaire