ENTRETIEN

Stéphane Laurent, Historien de l’art : « Jeff Koons est le cas paroxystique de mépris vis-à-vis de l’aspect manuel »

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 24 avril 2019 - 997 mots

Retraçant l’histoire croisée de l’artisanat et des beaux-arts, l’enseignant universitaire dégage des lignes de force et des divergences à travers le temps et l’espace. Il en appelle à une réforme de l’enseignement en France pour dépasser le clivage entre les deux pratiques.
Professeur d’histoire de l’art à l’université Panthéon-Sorbonne, Stéphane Laurent y dirige la spécialité « Art et industrie ». Sa connaissance des rapports entre l’artisanat et les beaux-arts à travers le monde et de la manière de les enseigner le conduit à regarder d’un œil critique la situation de la France dans ce domaine.
Votre livre sous-titré Artistes contre artisans, de l’Antiquité à nos jours est-il polémique ?
L’un de mes objectifs était de publier un livre de référence, une histoire de l’artisanat, du point de vue technique, socio-économique et des institutions, et une histoire des arts décoratifs à travers le monde. Mais c’est aussi un travail qui innove beaucoup sur la question de la place des arts décoratifs aujourd’hui.
Quelle est l’histoire des rapports entre beaux-arts et arts décoratifs ?
Deux faits me sont apparus transversaux et universels. D’une part, dès lors qu’il y a un pouvoir fort ou liant la richesse et la puissance politique, on trouve le désir de faire travailler des artisans d’exception et de les retrancher de la production commune. Le deuxième phénomène est que la connivence entre pouvoir et artistes a tendance à fonctionner en relation avec la culture. Dans les très anciennes civilisations, les artistes sont ceux qui ont la connaissance. Après la Renaissance, l’éducation progresse dans le peuple et les artistes et les artisans d’art se lient aux poètes pour développer une culture autour de l’Antiquité et la mettre en scène à travers la peinture. Ces deux aspects sont immuables. On les retrouve en Chine, par exemple.
Vous montrez que les arts décoratifs ont eu des périodes très fastes en-dehors des commandes auliques. À quoi est-ce dû ?
La force des arts décoratifs est dans ce cas liée à la richesse de la civilisation, à sa prospérité. Par exemple, à Rome, lorsque Sénèque achète une table à un prix faramineux, c’est à un moment d’opulence nouvelle. L’aisance matérielle rejaillit sur la valeur des objets. C’est d’ailleurs une constante historique. On la retrouve au XIXe siècle en Europe, lorsque, avec la révolution industrielle, se développe dans les villes une prolifération d’objets et d’ornements. C’est alors que se constitue une défense des objets d’art comme champ d’expression à part entière.
Peut-on alors parler d’une valorisation croisée entre le client et l’artisan ? Comme aujourd’hui avec la course aux marques. Que veulent les riches ?
Des sacs collectors signés Jeff Koons ! C’est exactement semblable à la table de Sénèque : la vanité commande d’avoir plus que le voisin. Les sociologues et essayistes ont analysé ce phénomène, par exemple David Brooks, qui a développé le thème de la valeur symbolique liée à la valeur matérielle. Quand vous êtes milliardaire, vous avez la valeur matérielle, mais il vous faut la valeur symbolique : ce sera une collection d’art. Parallèlement, les artistes cherchent aussi la valeur symbolique. Ils briguent l’anoblissement puis la légion d’honneur… L’art est un véhicule d’ascension sociale, voire d’affirmation politique comme dans le cas de Louis XIV à Versailles.
Aujourd’hui, ces acheteurs ne sont-ils pas précisément les entrepreneurs qui font vivre les arts décoratifs ?
Oui, mais j’attends qu’ils s’y intéressent ! Pourquoi, par exemple, n’ont-ils pas une collection remarquable d’objets ? Pourquoi collectionnent-ils uniquement de l’art ? Au niveau du faire, quelle est la différence entre une œuvre d’art contemporain et un objet d’art ? C’est simplement le discours qu’on va poser dessus et la spéculation qui va suivre. Jeff Koons, qui ne travaille jamais matériellement à une œuvre, est le cas paroxystique de mépris vis-à-vis de l’aspect manuel ou mécanique. Au moins a-t-il le mérite de montrer le clivage auquel on est arrivé et qui est complètement absurde.
Parallèlement, les artisans d’art n’essayent-ils pas de passer du côté des beaux-arts ?
En effet, et ils doivent comprendre que c’est une course perdue d’avance. La seule issue est de mettre au même niveau les beaux-arts et l’artisanat d’art. Art Basel Design, à Miami, va dans ce sens, mais c’est en « off ». Cela impliquerait que l’objet matériel entre dans le système des placements à l’égal des œuvres d’art dans lesquelles on investit. Je pense que c’est ce qui va arriver. C’est une tendance qui a déjà existé, à la fin du XIXe siècle, avec les nouveaux Salons. Ils ont tous intégré une section d’objets, car on avait compris qu’on pouvait s’exprimer différemment tout en faisant partie du même monde de l’art. Les beaux-arts ont-ils encore une légitimité à se définir comme différents ? Si certains responsables institutionnels réfléchissaient à cela, la France pourrait avoir un nouveau départ. Celui qui comprendra qu’on peut dépasser les clivages techniques, de formes de représentation, donnera une chance à l’art de demain. Les Chinois ont d’ailleurs commencé à penser les choses de cette manière. Mon questionnement va très loin, parce qu’il s’adresse aussi à la formation.
La France a-t-elle du retard à cet égard ?
Dans mon domaine d’enseignement supérieur, les arts décoratifs sont le parent pauvre, alors que les étudiants sont là. Du côté des artisans, l’archaïsme est le même. Ce sont, au départ, des formations d’apprentissage rattachées à l’Éducation nationale, qui ont nettement évolué. L’École Boulle, dont j’ai été l’élève, est très sélective et recrute beaucoup au niveau supérieur. Or, elle a toujours le statut de lycée… Par ailleurs, certaines écoles d’art qui dépendaient du ministère de la Culture sont passées aux collectivités territoriales. Pour leurs responsables, « université » est un mot dévalorisant, synonyme de « scolaire ». Mais toutes les écoles d’art ailleurs dans le monde sont universitaires ! Le clivage de l’artisanat et des beaux-arts est entretenu par l’enseignement. Ici, on est formé comme artiste dans des écoles des beaux-arts et comme designer dans des écoles d’arts décoratifs. Il faudrait que les écoles des beaux-arts intègrent les objets dans leur formation. Je pense que c’est possible.
Stéphane Laurent, Le geste & la pensée,
CNRS Éditions, 415 p., 25 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°522 du 26 avril 2019, avec le titre suivant : Stéphane Laurent, Historien de l’art : « Jeff Koons est le cas paroxystique de mépris vis-à-vis de l’aspect manuel »

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