Affaire politique, œuvre dégradée, l’exposition \"Sensation\", au Brooklyn Museum of Art a fait couler beaucoup d’encre. Sa fermeture offre l’occasion d’un retour sur les rapports entre art et politique aux États-Unis.
NEW YORK (de notre correspondant) - Cerise sur le gâteau du scandale de “Sensation”, The Holy Virgin Mary de Chris Ofili a été victime d’un acte de vandalisme. Le tableau était au centre de la polémique intervenue après la suspension par le maire de New York, Rodolphe Giuliani, des subventions au musée de Brooklyn (lire le JdA n° 90, 8 octobre 1999). Après avoir simulé un malaise, Dennis Heiner, un professeur à la retraite âgé de 72 ans, a aspergé la toile de peinture blanche, et crié “Blasphème !”. Une intervention rapide a permis d’effacer les taches. Quant au musée, il a gagné sa bataille pour présenter “Sensation : Young British Artists from the Saatchi Collection” dans des salles financées par la municipalité. Un juge de la Cour suprême a rendu une décision selon laquelle la Ville doit apporter les fonds nécessaires à l’exploitation du musée. Le pourvoi en appel engagé par la municipalité pour échapper à cette obligation semble peine perdue, même s’il ne manquera pas de grever les finances du musée. Cet imbroglio politique autour de l’art contemporain, le plus médiatisé depuis l’exposition de Robert Mapplethorpe en 1988, pourrait tout de même avoir des retombées fâcheuses, dont la première conséquence a été l’annulation d’une étape de l’exposition à Canberra, à la National Gallery of Australia, sous la pression de centaines de lettres de protestation. Le directeur du musée australien, Brian Kennedy, a également fait valoir un argument d’ordre éthique, rappelant que l’exposition, financée par Christie’s, aurait pu avoir pour dessein de faire grimper la cote des artistes concernés.
Herzog et de Meuron remerciés
Dans le même temps, le nouveau directeur du Detroit Institute of Arts, Graham Beale, a attiré l’attention sur son établissement en fermant l’exposition “Art until now”, consacrée au travail de Jef Bourgeau, sous prétexte d’une offense aux Noirs américains et aux chrétiens. Parodiant le goût pour la provocation de l’art contemporain, Bourgeau y montrait, entre autres, une fiole d’urine et une statuette de Jésus portant un préservatif. Le prédécesseur de Graham Beale, Sam Sachs II, a pour sa part déclaré que l’“on devrait s’inquiéter des attaques portées à la liberté d’expression”. L’interruption du travail de Herzog et de Meuron, au Texas, semble lui donner raison. Après avoir corrigé les plans du Blanton Museum of Art dressés par l’agence bâloise pour l’Université d’Austin, la capitale de l’État, les membres du conseil de l’université ont sommé les architectes d’abandonner l’idée d’un toit “plat” et d’adopter un style qui épouserait celui des autres bâtiments du campus. Caractéristique du minimalisme des architectes, les plans prévoyaient un édifice plat à étage unique. L’homme d’affaires Tony Sanchez, membre du conseil et partisan du gouverneur du Texas, George Bush, a publiquement suggéré à l’université de se mettre en quête d’un architecte américain qui assurerait la construction du musée à moindre coût, le budget prévu étant de 60 à 70 millions de dollars (environ 380 millions de francs). Pour reprendre une expression texane, Herzog & de Meuron ont “remis leur chapeau et quitté le ranch”, et, une semaine plus tard, le doyen de la Faculté d’architecture a démissionné en signe de protestation. Relayant le discours du maire de New York, les membres du conseil ont fait valoir leur responsabilité vis-à-vis des contribuables, alors que la majeure partie du financement est assurée par des donations. D’autres fonds privés devaient être réunis à la condition expresse que le musée d’Austin soit réalisé par les architectes suisses. Autre point commun avec l’affaire du musée de Brooklyn : le comité de sélection n’avait pas préparé les leaders politiques au choc esthétique provoqué par la nouveauté du style.
Financement privé ou public ?
Dans les deux cas, l’argent est au centre de la controverse. L’accusation faite à Christie’s de financer “Sensation” afin de promouvoir une éventuelle vente pourrait-elle entraîner la remise en cause du financement des expositions ? “Ce ne serait pas aussi problématique s’il s’agissait d’un financement par une laiterie. Si je dirigeais un musée, ce n’est pas à une maison de vente que je m’adresserais pour obtenir des financements, mais ce n’est pas complètement incohérent”, déclare l’avocat Stephen Weil, ancien directeur du Hirschorn Museum, ajoutant “que la municipalité de New York demande à ses musées de réunir le plus de fonds possible grâce aux droits d’entrée, mais aussi grâce à leurs activités annexes et à diverses contributions. La solution est simple si l’on souhaite que les musées cessent de se comporter de la sorte : il suffit de leur apporter le soutien et les fonds nécessaires. Mais peut-on allouer des fonds publics sans risquer que le gouvernement vienne systématiquement contrôler les opérations ?”.
Peu de musées espèrent une augmentation des fonds publics et, désormais, ils peuvent s’attendre à des restrictions des financements privés, conséquence directe du scandale. “Le temps n’est déjà plus au beau fixe”, estime Ned Rifkin, directeur du High Museum of Art, à Atlanta. Si la controverse provoquée par “Sensation” n’a pas affecté le mécénat d’entreprise dont bénéficie le musée, la crainte que ces contributions se raréfient est réelle, les entreprises privées préférant se tenir à l’écart de toute controverse. Les conseillers en mécénat expliquent que leur tâche est d’éviter toute menace pour l’image de leur client. “Nous procédons de la sorte depuis des années, à la suite de l’affaire Mapplethorpe”, explique l’un deux. Certaines sociétés exploitent la controverse en s’en servant comme d’un outil de marketing, mais elles œuvrent davantage dans le milieu de la mode et de la musique. La Philip Morris Company était une des rares entreprises à tolérer un certain degré d’impertinence. Mais le fabriquant de cigarettes a décidé de s’orienter vers des activités humanitaires, et aucune autre n’est venue combler ce vide ; par exemple, aucune ne parraine la Biennale du Whitney.
L’appui des politiques n’est pas non plus évident. À Brooklyn, si certaines personnalités comme Hillary Rodham Clinton ont soutenu le musée dans sa lutte pour présenter la collection Saatchi, elles ont refusé de visiter l’exposition. Le maire de Detroit, ancien juge à la Cour suprême, a approuvé la décision du directeur de l’Institute. Le message adressé aux musées est clair : “si vous présentez des œuvres d’art “à risque”, ne comptez que sur vous pour les défendre”. Les hommes politiques américains ont-ils profité de “Sensation” pour s’en prendre aux musées et semer l’inquiétude dans l’esprit des mécènes ? Le doute existe, même dans le milieu artistique, comme le prouve une enquête menée par A. T. Kearney auprès d’une centaine de directeurs d’institutions culturelles de la région de New York. Interrogés sur la motivation première du Brooklyn Museum à présenter “Sensation”, 52 % ont estimé qu’il s’agissait d’une action artistique, 48 % d’une action commerciale, mais les trois quarts d’entre eux ont ajouté qu’ils auraient agi de la même façon que le musée de Brooklyn.
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« Sensation » suite et fin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°96 du 7 janvier 2000, avec le titre suivant : « Sensation » suite et fin