L’artiste, qui vit en France depuis son arrivée d’Istanbul en 1964, expose simultanément au Musée Bourdelle et au Louvre. Il milite, entre autres, pour un rapprochement entre les Turcs et les Arméniens.
Connu depuis les années 1970 pour ses œuvres aussi radicales que poétiques, aussi spirituelles que conceptuelles, Sarkis est à l’honneur dans le cadre de l’« Année de l’Arménie ». Artiste émigré de Turquie dans les années 1960, il est l’une des figures de la diaspora arménienne en France. Entre parfums d’Orient et grammaire d’Occident, son œuvre se nourrit à toutes les cultures et repousse sans cesse les frontières. Invité à exposer au Musée du Louvre, l’artiste use de son sens de l’hospitalité très méridional et convie à son tour des œuvres et des artistes pour un dialogue. Parallèlement, au Musé Bourdelle, à Paris, c’est une confrontation au temps qui se joue.
Comment vous êtes-vous approprié le Musée Bourdelle ?
Je n’ai pas trop touché au musée, mais j’ai souhaité changer le regard sur les œuvres. La salle principale est conçue pour une sculpture dédiée à un général, or j’ai toujours eu un problème avec la verticalité et l’ordre. S’y trouve la figure du Centaure mourant [1914] avec la tête inclinée. Au-dessus de sa tête, j’ai tendu un immense tissu de 550 m2 : c’est comme un nuage de lumière qui traverserait l’espace. D’un coup, l’idée de monumentalité disparaît. Toute l’exposition est ainsi envisagée à
partir d’un point et de son renversement par la lumière.
En fin de compte, j’ai détourné tout ce qui est agressif : la statue d’Héraklès archer ne tire plus vers nous mais vers le mur. Je présente aussi mon installation de 41 bocaux contenant chacun 5 litres d’aquarelle pure [41 bombes d’aquarelles et leurs sucriers]. Une larme d’aquarelle a été prélevée et déposée dans l’eau que j’ai ensuite laissée s’évaporer : c’est l’essence de la couleur. C’est une bombe de couleur dans un sucrier. À partir de là, on commence à entendre une musique : celle de Ravel, qui apparaît presque comme une musique d’ameublement. Plus loin se trouve une sculpture de Pénélope en bronze : chaque jour, quelqu’un dépose deux gouttes de parfum sur sa tête, puis sur sa main et un petit courant d’air le diffuse dans l’air.
Enfin, au XIXe siècle, Bourdelle travaillait avec des matériaux nobles comme le marbre ou le bronze… C’est pourquoi j’ai invité l’artiste Jean-Marie Perdrix, qui, dans une démarche inverse, fabrique des objets avec des plastiques récupérés en Afrique. Patrick Neu, lui, dessine avec la fumée des bougies à l’intérieur des verres.
Ces œuvres prennent place au centre d’un environnement très guerrier…
J’ai beaucoup travaillé avec la guerre. Maintenant, je renverse la vapeur.
Nous trouvons-nous en zone de paix ?
La paix n’est pas le contraire de la guerre. On crée des zones de pensée et de sentiment. Le Musée Bourdelle est un lieu idéal pour expérimenter cela. Il pousse à une résistance.
Quel rôle l’histoire joue-t-elle dans votre travail ?
Je m’intéresse beaucoup à l’histoire. Ce n’est pas un hasard si j’ai été invité au Musée Bourdelle ainsi qu’au Louvre. Dans ce dernier musée, l’idée était de rassembler des œuvres inamovibles. Depuis quelque temps, mon travail est fondé sur les rencontres entre les œuvres. Je voulais depuis longtemps réunir le Werkkomplex de Joseph Beuys – conservé à Darmstadt, en Allemagne – et le Retable d’Issenheim, de Mathias Grünewald, exposé à Colmar (Haut-Rhin). Il y a aussi un côté autobiographique. J’ai découvert par hasard Le Cri de Munch en emballant de la viande dans le magasin de mon père, qui était boucher à Istanbul. J’avais environ 15 ans. Ensuite, lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai dû aller voir peut-être trois cents fois la Bataille de San Romano, de Paolo Uccello, au Louvre… Quand le Louvre m’a invité pour l’« Année de l’Arménie », j’ai pensé à mon attachement à ces œuvres et au rapport de celles-ci entre elles, puis avec le musée. J’invite donc ces quatre œuvres de façon virtuelle, mais en direct [via leur image projetée sur grand écran]. Puis je réalise quatre œuvres non virtuelles [qui font référence à ces chefs-d’œuvre et à côté desquelles sont présentés quatre objets issus des collections du département des Objets d’art, parmi lesquels] un ange pour le Cri de Munch, un cavalier pour la Bataille de San Romano. Ces objets apparaissent telles des icônes mobiles que l’on mettrait dans sa poche : c’est l’idée de la croyance qui se déplace.
Comment se traduit votre identité arménienne ? De quelle façon vous sentez-vous proche de Sergueï Paradjanov, réalisateur ?
Ce qui me rapproche le plus de Paradjanov, c’est qu’il a toujours convié d’autres cultures dans son travail. Dans Sayat Nova (1969), on entend plusieurs langues : l’assyrien, l’arménien, le turc, le turkmen… C’est tout ce bouillonnement qui m’intéresse. Et également la dimension cinématographique. Imaginer comment filmer Sayat Nova, un poète arménien du XVIIIe siècle ; ce déplacement dans le temps ; ces cultures invitées à vivre ensemble, [tous ces éléments] sont typiques de mon travail.
Vous êtes marqué artistiquement par l’Orient…
… par la culture du monde.
Quand avez-vous quitté la Turquie pour la France ?
Je suis arrivé d’Istanbul en 1964, j’avais alors 25 ans. J’avais terminé mes études et fait mon service militaire. J’étais marié. À un moment donné, c’est le travail qui vous pousse.
Quelle est la situation artistique actuelle en Arménie ?
On m’a proposé il y a quelques années d’exposer à Erevan, et j’ai fait une exposition au Musée Paradjanov. Et aussi à HayArt, un centre d’art contemporain dirigé par un artiste et historien de l’art. Ce lieu totalement abandonné n’avait jamais vraiment fonctionné. Il n’y avait là ni eau, ni électricité, ni secrétaire, ni téléphone…, juste un homme qui luttait. Et j’ai préféré exposer dans cet espace plutôt qu’au Musée national. L’AFAA [Association français d’action artistique] nous a aidés. Nous avons tout financé et j’ai tout laissé. J’en garde un souvenir extraordinaire, car chaque jour, pendant toute la durée du montage, les gens venaient me voir. Et durant dix jours, j’ai parlé du matin jusqu’au soir.
Quant à la situation en Arménie, j’y ai rencontré pas mal d’artistes jeunes avec beaucoup de difficultés. Je n’ai pas vu de programme culturel là-bas.
Quand certaines personnes fortunées de la diaspora, pour faire un cadeau, envoient des sculptures géantes de Botero, je trouve que c’est une honte. Avec ce que coûtent ces œuvres-là, il est possible de financer au moins 1 000 œuvres de jeunes artistes du pays ! Il faut que ceux-ci parviennent à regarder les choses un peu différemment. Je suis pour l’ouverture des frontières entre la Turquie et l’Arménie et ce ne sont pas les historiens qui vont régler ces questions. Il faut créer des ouvertures, des lieux de discussion, sensibiliser… C’est ce qu’essayait de faire Hrant Dink (1)… Et il y a des Turcs et des Arméniens qui se réunissent pour élargir cet espace de pensée.
L’art est-il un moyen de communication possible et efficace entre l’Arménie et la Turquie ?
Bien sûr. Je suis favorable à ce que des artistes arméniens, turcs ou kurdes fassent des expositions ensemble.
(1) Directeur de la rédaction d’Agos, un hebdomadaire arménien publié depuis six ans à Istanbul, Dink a été assassiné le 21 janvier, quelques jours avant cet entretien, par un jeune chômeur turc.
- Sarkis : rencontres avec Uccello, Grünewald, Munch, Beuys, du 21 février au 21 mai, Musée du Louvre, aile Sully, salle de la Maquette, 75001 Paris, tél. 01 40 20 50 50, tlj sauf mardi 10h-18h, mercredi et vendredi jusqu’à 22h, www.louvre.fr
- Sarkis, Inclinaison, jusqu’au 3 juin, Musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, 75015 Paris, tél. 01 49 54 73 73, tlj sauf lundi 10h-18h.
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Sarkis sans frontières
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°253 du 16 février 2007, avec le titre suivant : Sarkis sans frontières