Le critique d’art Pierre Restany, l’"inventeur" du Nouveau réalisme, est décédé le 29 mai à l’âge de soixante-douze ans. Toujours présent sur la scène de l’art actuel, il avait accepté en 1999 de présider le Palais de Tokyo, site de création contemporaine, à Paris. Codirecteur de l’institution, Nicolas Bourriaud, lui rend ici hommage.
PARIS - J’avais dix-sept ans lorsque j’ai rencontré Pierre Restany ; et cette rencontre eut lieu par l’intermédiaire du catalogue de l’exposition d’Yves Klein au Centre Pompidou. Je me souviens très bien avoir passé l’été à feuilleter ce catalogue, absolument fasciné par cet ouvrage qui me faisait découvrir à la fois mon époque et une figure dont je ne soupçonnais même pas l’existence : celle du critique d’art engagé, celle du compagnon de cordée des artistes, celle du promoteur d’idées, qui défendait des valeurs et des œuvres avec un incroyable pouvoir de conviction. Et cette figure nouvelle dans le paysage culturel, cette figure qui lie le verbe et l’action, l’art et la vie, c’est Pierre Restany qui l’a inventée, au point d’incarner encore quarante ans plus tard cette symbiose entre l’artiste et le curator, cette position d’acteur critique de la scène de l’art dont les générations suivantes, et moi le premier, n’ont fait par la suite que s’inspirer.
Peu de gens sont capables d’orienter définitivement la vie d’un jeune homme de dix-sept ans ; Pierre Restany faisait partie de ces gens d’exception.
Lorsque j’ai eu la chance de le rencontrer en chair et en os, en 1989 je crois, il m’a très vite fait l’honneur de me considérer comme un ami. Il est venu au vernissage d’une petite exposition que j’organisais à Levallois, et ne m’a jamais fait faux bond depuis. La veille de sa mort encore, il était avec Pierre Cornette de Saint Cyr, qui lui avait apporté le catalogue de “GNS” – exposition dont nous avions longuement discuté ensemble, et qu’il ne verra pas.
C’est à la parution de mon premier texte sur l’esthétique relationnelle, en 1995, que Pierre et moi avons vraiment commencé à échanger des points de vue plus approfondis : il voyait avant tout dans mes théories, et il n’avait pas tort, le prolongement de sa propre réflexion sur la communication. Le concept de relation, qui débordait celle-ci, lui a permis de faire rebondir plus haut encore sa vision globalisante et planétaire de l’art.
Une vision géopolitique, nourrie par des voyages incessants – et bien au-delà des zones de Biennales... On trouvera ses commentaires, d’une remarquable pertinence, dans un dossier particulier qu’il a réussi à consacrer à l’esthétique relationnelle dans la revue italienne Domus... Maintenant, il s’agit de s’occuper de son œuvre, qui est largement sous-estimée. Il aurait pu souscrire à la fameuse formule de Diderot : “Mes pensées, ce sont mes catins”… Il aimait les regarder passer, les voir mises en scène, parfois par d’autres ; mais il avait finalement peu le goût de s’exhiber avec elles. Il faut relire attentivement les textes de Restany.
La légende de l’homme (“Restany ? un mythe”, disait déjà Warhol) oblitère la richesse de l’œuvre et l’actualité de ses concepts. N’oublions pas que, à une époque où l’on se préoccupait encore de la querelle entre abstraction et figuration, il forgeait des instruments conceptuels qui nous permettent encore d’aborder l’art de notre temps. Je relisais récemment ceci : “Le plus banal objet, collé sur une table, accumulé à ses semblables, ou compressé mécaniquement, représente, outre la réalité dans son ensemble, le bien commun de l’activité des hommes.” Puis, plus loin, une définition formelle de ces pratiques : c’est, écrit-il, “la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société”.
Sans parler de cette idée désormais banalisée, mais dont la théorie a fait à l’époque l’effet d’une bombe : “l’autonomie expressive du réel”. Partir du ready-made pour fonder un vocabulaire : en art, c’est l’un des coups de force théoriques les plus impressionnants du siècle. Il a développé ce que l’on pourrait décrire comme la première pensée de l’histoire de l’art en termes d’usage : le Nouveau Réalisme, c’est le dadaïsme considéré comme un outil (le Nouveau réalisme, “40° au-dessus de Dada”), comme une base linguistique et non plus comme un vain fétiche à muséifier. Je disais que ces textes nous permettaient de comprendre l’art de notre temps ; mais c’est précisément Restany qui m’a appris que l’art était avant tout une “hygiène de la vision”, c’est-à-dire, non pas un ensemble d’objets plus ou moins réussis, mais un appareil optique pour regarder le monde qui nous entoure.
Et puis, un dernier Restany nous reste à envisager, celui qui élabore un projet éthique que le terme d’“humanisme technologique” résume assez bien. C’est le Restany qui confond sa vie avec le combat intellectuel, le Restany qui contribue au Printemps de Prague entre 1964 et 1968, celui qui, en 1967, a le courage de s’opposer aux militaires brésiliens en démissionnant de ses fonctions de commissaire à la Biennale de São Paulo, celui encore qui publie en 1968 Le Petit Livre rouge de la révolution picturale. Ce Restany-là se trouve également, tout entier, dans un essai que beaucoup devraient lire avant de se gargariser d’écologie, le Manifeste du Rio Negro, écrit en 1978 au cours d’un long séjour dans la forêt amazonienne ; un livre qui, mine de rien, ouvre le débat artistique sur les cultures marginales en quête de leur identité.
Restany a vécu et travaillé entre Paris, Milan et le reste du monde ; autant dire que la seule antichambre qu’il ait jamais fréquentée ressemble davantage à une salle d’embarquement qu’à celles du pouvoir. Et c’est parce que le critique d’art français le plus connu dans le monde, aussi incroyable que cela puisse paraître, n’avait jamais accédé à aucune responsabilité publique que nous avons été si fiers, Jerôme Sans et moi-même, de le voir accepter le poste de président de l’association du Palais de Tokyo, en 1999.
Une vie aussi riche, parsemée d’intuitions extraordinaires, articulée autour du combat théorique et d’une éloquence rare, lui valut beaucoup d’ennemis. Sa célébrité internationale, davantage encore. Ses facilités, ses cigares cubains, sa manière de prendre l’art par la vie, son indépendance absolue, son mépris pour l’esprit bureaucratique et la cinglante férocité de ses bons mots lui en attirèrent d’autres. Jusqu’à la fin, on lui fit l’hommage de l’attaquer ; récemment encore, certains critiques n’ayant guère le sens du ridicule conspuèrent avec violence ses interprétations d’Yves Klein. Nombreux furent ceux qui lui signifiaient avec condescendance que son heure était passée ; ceux-là seront bientôt contraints de s’apercevoir que l’héritage intellectuel de l’homme du Nouveau Réalisme est bien plus riche qu’on ne daigne le croire. Rendez-vous plus tard, dans un siècle qui sera davantage restanien que le précédent.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Pierre Restany : la critique d’art en deuil
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°173 du 13 juin 2003, avec le titre suivant : Pierre Restany : la critique d’art en deuil