Art contemporain

COMMANDE PUBLIQUE

Othoniel à l’œuvre pour Versailles

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 13 décembre 2013 - 1424 mots

PARIS

En septembre, Versailles fêtera au bosquet du Théâtre d’eau le projet conçu par Jean-Michel Othoniel et le paysagiste Louis Benech. De cette commande pérenne et prestigieuse, le sculpteur dévoile arcanes, desseins et désirs. Avant-première…

Le projet, il fallut le défendre, le présenter, ici et là, devant des commissions, des jurys, des spécialistes, des figures tutélaires et des instances administratives. Il fallut, comme le fit naguère l’étudiant de l’École nationale supérieure d’art de Cergy-Pontoise, lors de son diplôme décerné il y a vingt-cinq ans, exposer les intentions, délivrer les informations, expliciter la réalisation, tâcher de convaincre le plus grand nombre sans se départir de soi, de sa singularité, de son envie. Fébrilement, passionnément. Il fallut donc beaucoup de persévérance, voire d’obstination, pour franchir les étapes et les seuils, pour être entendu, puis écouté, puis élu.

D’avoir survécu à ce parcours du combattant, d’avoir remporté ce concours méritocratique, Jean-Michel Othoniel ne tire aucune gloire. Juste de la fierté, diluée dans le plaisir, dans un immense plaisir que son regard et son sourire, comme épargnés par la course du temps, peinent à contenir. Du reste, quand il parle du temps – passé – et des mois – nombreux – à travailler à ce projet, l’artiste paraît irrésistiblement contredit par son visage qui, pour être intact, mieux, indemne, semble avoir été épargné, peut-être même oublié, par Chronos. Et pourtant, de la Documenta de Kassel (1992) à la Fondation Cartier (2003), du Guggenheim de Venise (1997) au Musée Delacroix de Paris (2012), le sculpteur a connu des hiers et des avants, autant de vies de chats et d’entrechats, d’aventures et de fulgurances. Ni Dorian Gray, ni Peter Pan chez Othoniel. Juste l’art, devenu un remède, un élixir sans ordonnance. Une manière de cristalliser – les songes, les obsessions, les fois – et de dompter – le sablier, l’enfouissement, la fuite. Troublante, donc, cette révélation, par-delà la jouvence et l’image : « Je le sais. Il s’agit du projet de ma vie. »

Un bosquet palimpseste
Lancé en 2011 par Jean-Jacques Aillagon, président de l’établissement public versaillais, le concours entendait redonner vie et forme au bosquet du Théâtre d’eau, en souffrance depuis les tempêtes dévastatrices de 1990 puis de 1999. Eu égard au prestige du lieu et aux possibilités entrevues, quelque cent quarante candidats internationaux soumirent leurs propositions, tantôt extravagantes, tantôt timides, à un jury compétent, présidé par Catherine Pégard, qui retint in fine un paysagiste et un sculpteur, et pas n’importe lesquels – Louis Benech, dont le réaménagement du Jardin des Tuileries constituait l’un des faits d’arme majeurs (1990), et, donc, Othoniel, dont l’exposition du Centre Pompidou célébrait simultanément le talent. Un paysagiste et un sculpteur. La flore et la faune, le vert et le verre. Comme en leur temps, André Le Nôtre et Charles Lebrun. L’arbre et le marbre. Du reste, cette réalisation viendra clore le cycle de manifestations que Versailles réserve au premier, dont la naissance intervint il y a tout juste quatre cents ans. Preuve que son « héritage est farouche », confesse Othoniel, moins intimidé que déférent devant l’héritage laissé par « ces deux tutelles écrasantes et réjouissantes ».

Hériter. Tel était le défi. Car comment hériter d’une histoire, d’une telle histoire, sans la corrompre ni la trahir ? Comment plier sans rompre sous son poids, en recevoir la sève sans s’y noyer ? Comment l’exhumer sans morbidité ? Comment s’en inspirer sans la singer ? La solution se trouvait dans la stratification de « l’Histoire elle-même » : le bosquet du Théâtre d’eau, après avoir été le siège de la spectacularisation du pouvoir et de la monstration royale, était devenu un espace anodin, largement remanié, puis engazonné et rebaptisé bosquet du Rond vert avant d’être purement et simplement détruit par Louis XVI. La jachère de l’histoire lui valut d’être colonisé par une nature hyperbolique que seules dompteront les tempêtes du siècle dernier. Aussi cet espace avait-il été anéanti moins par des éléments déchaînés que par une résolution débridée, celle d’un roi « peu respectueux à l’endroit de son grand-père ». Une restauration à l’identique eût donc été, si ce n’est hérétique, tout du moins vaine, sauf à tenter de retrouver l’abandon prescrit par la volonté divine de Louis XVI. En d’autres termes, ceux de l’artiste, il convenait d’assumer la spécificité de ce « bosquet palimpseste » pour le relire et en écrire une nouvelle page.

Un abécédaire plastique
Si ce « projet a été adoubé par toutes les autorités du panorama culturel français », des commissions des Monuments historiques aux spécialistes de l’histoire des jardins, Othoniel le doit à sa ferveur prospectrice et à son respect imprescriptible de la pureté archéologique. Le projet définitif – trois sculptures-fontaines disposées sur les miroirs d’eau du bosquet – est ainsi élaboré en « sur-œuvre », ce qui garantit sa réversibilité ainsi qu’une orthodoxie scientifique, celle que Louis Benech pressentit certainement lorsqu’il exprima au sculpteur son vœu de collaborer avec lui : « Et, en effet, lui comme moi ne sommes pas des artistes de la fracture. » Preuve de son zèle, Othoniel consulta avec fièvre deux ouvrages susceptibles d’éclairer son intervention – Manière de montrer les jardins de Versailles, rédigé par le souverain en 1689 et amplement réédité, puis L’Art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs (1701) que Raoul-Auger Feuillet destina au roi afin qu’il mémorisât les pas des nombreuses danses courtisées, et courtisanes. Si le premier opus lui révéla la dimension éminemment politique des jardins versaillais, conçus comme des fabriques de pouvoir, comme des artifices diplomatiques, comme des instruments destinés à toujours « mener le jeu » et à « faire danser les rivaux étrangers », le second, dont il découvrit fortuitement l’édition originale lors de sa résidence au Isabella Stewart Gardner Museum à Boston, trahissait l’importance capitale de la danse, tout à la fois voluptueuse et stratégique, manière de s’approprier l’espace et de l’habiter avec un corps en majesté. N’est-ce pas lors du Ballet royal de la Nuit, donné le 23 février 1653, que le jeune Louis XIV, quinze ans, apparut derrière ce masque d’or qui devait fixer pour l’éternité son nom de Roi-Soleil ?

Tout était là, écrit. Il s’agissait, pour le sculpteur, d’exprimer « l’omniprésence de ce sujet, de ce Roi-sujet », de repenser cette chorégraphie souveraine et cette souveraineté chorégraphiée, de n’en pas esquiver l’écriture complexe et fluide. À partir du précis de danse de Feuillet, Othoniel repéra des formes primaires et primitives, volontiers « primales », pour composer un « abécédaire plastique », une taxinomie de particules élémentaires – ellipses, spirales et volutes – qui soufflèrent aux trois fontaines jusqu’à leur titre – « L’Entrée d’Apollon », « Le Rigaudon de la Paix » et « La Bourrée d’Achille ». Les Belles Danses étaient nées.

Une symphonie perlée
Il fallut de nombreux dessins – à l’aquarelle, comme pour assumer jusqu’au bout cette fluidité – et leur transcription tridimensionnelle – assistée par informatique, comme pour faire revivre l’extrême technicité de l’hydraulique versaillaise – pour que s’incarne ce projet dans l’espace, pour qu’il prenne corps. Sur l’une des tables de l’atelier du sculpteur, où règne une lumière diaphane, lactescente, la maquette rendrait le projet presque simple, voire littéral : posées sur de vrais miroirs – sans eau –, les fontaines paraissent dessiner un ballet tout en rebonds et jaillissements, hélices et ellipses.

Écriture épurée, presque orientale, sans affèterie ostentatoire. Juste le surgissement d’un rythme – Lully n’est jamais loin – et l’eurythmie du monde – Tinguely et Niki de Saint Phalle ne sont pas ignorés. Symphonie vitaliste où s’affrontent la rigueur classique et l’élan baroque, « les deux pôles du génie versaillais », grâce à ces 1 751 perles que solidarisent 52 structures métalliques. Le tout, en verre et or, chaque perle emprisonnant une feuille de ce métal solaire, devenu synonyme de Louis XIV. Là, dans l’atelier, le prototype d’une perle permet de mesurer la translucidité du rêve et la virtuosité des verriers bâlois avec lesquels Othoniel œuvre depuis plusieurs années.

Manquent encore, bien sûr, la vue des jets et le bruit de l’eau, toute cette synesthésie que les fontainiers de Versailles, « absolument admirables », sauront affiner et ajuster dans ce bosquet qui, pour être désormais ouvert toute l’année, entend accueillir les curieux, les égarés, les rêveurs, les promeneurs solitaires et les nouvelles Héloïse. À l’heure de la frilosité, serait-ce le retour de la grande commande, ce geste politique dont l’envergure démocratique le dispute à l’audace civique, quand former des songes permet d’enchanter le réel ? Le projet est financé par le photographe coréen Ahae. Tout est dit. 

Le projet pour le bosquet du Théâtre d’eau est présenté dans l’exposition « Le Nôtre en perspectives 1613-2013 »,

jusqu’au 23 février, au château de Versailles.Sur l’exposition, www.othoniel.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°664 du 1 janvier 2014, avec le titre suivant : Othoniel à l’œuvre pour versailles

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