Musées : des acquisitions en question

Les affectations du Fonds du patrimoine sont révélatrices de disparités territoriales

Le Journal des Arts

Le 8 janvier 1999 - 944 mots

L’acquisition du tableau de Manet, Berthe Morisot au bouquet de violettes, avec le concours du Fonds du Patrimoine, a mis en lumière un déséquilibre flagrant entre Paris et la province, et une politique d’enrichissement des collections pour le moins discutable.

PARIS - En novembre, le ministère de la Culture annonçait l’acquisition d’un chef-d’œuvre d’Édouard Manet, Berthe Morisot au bouquet de violettes, pour le Musée d’Orsay. Ce tableau, auquel le certificat de sortie avait été refusé en 1996, a été acheté aux héritiers Rouart pour la somme conséquente de 80 millions de francs, dont la moitié a été apportée par le Fonds du Patrimoine. En l’espèce, il n’y a guère que la qualité de la toile qui soit incontestable, car cette opération semble critiquable au moins sur deux points : outre qu’elle démontre une fois de plus la constance du centralisme français qui favorise trop souvent les musées parisiens, elle résulte d’un choix patrimonial discutable, préférant accumuler plutôt que compléter les lacunes des collections.

Sur le premier point, le bilan des acquisitions réalisées avec l’aide du Fonds du Patrimoine, diffusé par la Direction des Musées de France, est assez éloquent. Ce fonds vient compléter les crédits normalement accordés aux musées, qu’ils soient nationaux ou classés et contrôlés. De 19,5 millions en 1995, il devait dépasser 90 millions en 1998 (fin novembre, il s’élevait déjà à 72,8 millions), une augmentation rendue nécessaire pour acquérir les œuvres dont l’interdiction de sortie du territoire arrivait à son terme (lire le JdA n° 73, 18 décembre). Quarante millions pour le Manet, onze pour les collections du futur Musée des arts et civilisations, sans compter un bronze de Germaine Richier (financé en totalité par le Fonds du patrimoine) pour le Musée national d’art moderne, et de précieux manuscrits de Rimbaud et Baudelaire pour la Bibliothèque nationale de France, telles étaient, fin novembre, les principales dépenses de l’année.

Des inégalités renforcées
Plutôt que de contribuer à corriger les inégalités criantes entre Paris et la province, l’octroi du fonds ne fait donc que les renforcer. Car, sans son concours, les musées de province, fussent-ils dans des grandes villes, ne peuvent guère compter que sur la municipalité, dont les priorités sont souvent autres, et sur le Fonds régional d’acquisitions des musées (Fram), dont le montant pour la France entière est inférieur à 40 millions. Il est difficile, dans ces conditions, de se porter acquéreur de grands chefs-d’œuvre, a fortiori quand on ne peut mobiliser, à l’instar d’Orsay, des mécènes fortunés, français ou étrangers, susceptibles de compenser l’insuffisance des fonds publics. Orsay bénéficie par ailleurs de toute l’attention des pouvoirs publics, puisqu’il s’est vu attribuer, en 1997, le pastel de Degas reçu en dation par l’État.

Gageons également que la composition du Conseil artistique des Musées de France ne favorise pas une répartition équitable. Cette instance, qui se prononce après le conseil des conservateurs et rend un avis au ministre de la Culture, rassemble des personnalités nommées sur proposition du directeur des Musées de France : au premier rang de cette commission, figurent les grands mécènes traditionnels du Louvre : Michel David-Weill, la baronne Élie de Rothschild ou Juan de Besteigui, ainsi que l’ancien directeur du musée Michel Laclotte et Hubert Landais qui a dirigé l’Établissement public du Grand Louvre. On les imagine mal, par exemple, refuser un Poussin supplémentaire pour le grand musée parisien.

Même discutée, la participation du Fonds du Patrimoine reste toutefois indispensable, comme le montre le concours apporté au Musée des beaux-arts de Rennes pour l’acquisition auprès d’un collectionneur d’un remarquable ensemble de 16 peintures et de 44 dessins des XVIIe et XVIIIe siècles – Baugin, Blanchard, Tassel, Boucher, Rigaud, Chaperon, Verdier, Loir –, présenté en 1995 sous le titre “La collection d’un amateur”. La somme relativement modique, eu égard au spectaculaire enrichissement de la collection, représente pourtant près de huit fois le budget habituel d’acquisition du musée.

Combler les lacunes
À travers l’utilisation de ce fonds, s’exprime également la politique nationale en matière d’acquisition des “trésors nationaux” ; et celle-ci tend plutôt à favoriser l’accumulation qu’à compléter les lacunes des collections. Si l’on exclut des derniers gros achats le Saint Jérôme au désert de La Tour ou le serre-bijoux de Marie-Antoinette, dont la place est incontestablement au château de Versailles, l’achat du Manet mais aussi celui du Portrait de Mademoiselle Juliette de Villeneuve par David ne s’imposaient pas au regard des collections concernées. En effet, le Musée d’Orsay compte déjà beaucoup de Manet et non des moindres : le Déjeuner sur l’herbe, Olympia, le Balcon, les portraits de Zola ou Mallarmé… En revanche, il est pauvre en peinture allemande et autrichienne – un Klimt, mais point de Schiele, un Böcklin... –, ou anglaise – un Burne-Jones, un Millais mais point de Rossetti –, autant d’articulations pourtant essentielles. Tous les tableaux impressionnistes restant en France ne peuvent être considérés comme des trésors nationaux !

L’Angleterre nous offre peut-être un contre-exemple en la matière. Neil MacGregor expliquait dans un article publié par la Revue de l’Art, n° 121, la politique suivie par son pays. S’il s’est résigné à laisser partir vers le Musée Getty le Temps calme de Poussin, l’Ecce Homo du Corrège et la Sainte Famille de Fra Bartolomeo, ce n’est pas par manque de moyens. Cela résulte au contraire d’un choix de l’Heritage Lottery Fund, celui de ne pas dépenser quelque 300 millions de francs pour acheter des œuvres dont les collections nationales possédaient déjà des exemplaires similaires. Cette somme a de préférence été affectée à l’achat d’un Dürer et d’un Seurat, mal représentés dans les musées britanniques. Il ne s’agissait certes pas d’artistes anglais, mais cette expérience pourrait néanmoins être méditée avec profit de ce côté-ci de la Manche.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°74 du 8 janvier 1999, avec le titre suivant : Musées : des acquisitions en question

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