Mariant textes et images, les incontournables du livre illustré

Du « Songe de Poliphile » à « La Prose du Transsibérien », cinq siècles d’édition

Le Journal des Arts

Le 27 avril 2001 - 1709 mots

L’histoire de la bibliophilie est jalonnée de titres prestigieux. Regardés avec envie par les amateurs, ces joyaux souvent inaccessibles constituent aussi des points de repère qui permettent aux collectionneurs d’approcher d’autres ouvrages-frères et de suivre à travers eux l’histoire du livre. Celle de l’édition illustrée, sans remonter aux enluminures du Moyen Âge, court à travers les siècles jusqu’à nos jours, jusqu’à ce que nous nommons aujourd’hui les livres de peintres. Ces exemplaires précieux allient à l’excellence de textes signés par quelques-uns des auteurs les plus importants de leur époque, des gravures, dessins ou compositions colorées réalisées par des artistes contemporains de renom. Les livres ici soigneusement choisis non seulement pour leur exemplarité mais aussi pour la place qui leur revient dans une certaine bibliothèque idéale, constituent quelques clés de l’évolution d’un genre qui, du Songe de Poliphile à L’Enchanteur pourrissant ou à
La Prose du Transsibérien, n’a cessé de tendre vers une plus grande intelligence entre l’écrit et le dessin, vers ce que François Chapon, dans son ouvrage Le Peintre et le livre, nomme le « livre simultané ».

Le Songe de Poliphile
Pour de nombreux bibliophiles, libraires, conservateurs ou amateurs intéressés par le livre illustré ancien, le chef-d’œuvre absolu du livre du XVe siècle est Le Songe de Poliphile. Son titre exact est : Hypnerotomachia Poliphili, ubi humana omnia non nisi somnium esse doctet atque orbiter plurima scitu sanequam digna commemorat [Hyperotomachie ou Discours du songe de Poliphile déduisant comme amour le combat à l’occasion de Polia]. Une formulation trompeuse, car, quoique en latin, le texte est écrit en un italien macaronique, mêlé de grec et aussi d’hébreu. Il est illustré par 172 bois gravés que l’on a longtemps attribués à Giovanni Bellino. Aujourd’hui, les bibliographes s’accordent sur leur auteur : le miniaturiste Benedetto Bordon, originaire de Padoue. Le Songe de Poliphile est dû quant à lui à Francesco Colonna, un frère dominicain du couvent de San Giovanni e Paolo (1433-1527) qui défraya la chronique des mœurs du temps. Un exemplaire de cet incunable remarquable, relié en maroquin à long grain bleu, orné par Bozérian au début XIXe siècle, a été proposé à la vente le 23 avril 2001, à New York chez Sotheby’s, avec une estimation de 150 000/200 000 dollars (1,11/1,5 million de francs). La première édition en français du Songe de Poliphile (Paris, J. Kerver, 1546, in-folio) est également considérée comme un chef-d’œuvre. Ses figures furent longtemps attribuées à Goujon après l’avoir été à J. Cousin ou Pilon.
Un exemplaire de la troisième édition (1561) grand de marge, dans une reliure Second Empire en maroquin rouge à gros grain, ornée de filets et de fleurons pour le comte Henri de Laborde, peintre amateur et conservateur du cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, a été adjugé 54 000 francs le 2 mars 2001 à Drouot par l’étude PIASA, assistée par Christian Galantaris.

Le Faust illustré par Delacroix
Le Faust de Goethe (Paris, Motte et Sautelet, 1828), illustré par 17 lithographies de Delacroix, est considéré comme l’apogée du livre illustré du XIXe siècle. Il a en outre été fabriqué grâce à une nouvelle technique, la lithographie, découverte en 1796 par le Bavarois Aloys Senefelder. Cette technique doit tout au Romantisme. Elle n’avait, jusqu’à la Restauration, révélé aucune de ses possibilités. Géricault lui livra, en 1827, toutes ses richesses. Delacroix le suivit. “Rien que le frontispice du poème indique le sabbat du crayon de l’intérieur”, assurait le critique Jean-Paul Dubray. À propos de ces illustrations, “tracées comme avec un charbon par une main de possédé”, Goethe devait dire : “Delacroix est un grand talent qui a, dans Faust, précisément, trouvé son vrai aliment. Les Français lui reprochent trop de rudesse, mais ici, elle est parfaitement à sa place.” À l’exception de ce Faust, Delacroix n’illustra aucun autre texte contemporain. Le dernier exemplaire passé en vente a été adjugé 100 000 francs à Drouot, le 7 octobre 1996 par Me Buffetaud.

Les Œuvres complètes de Molière
L’un des trésors que chérissait le plus Jacques Guérin, disparu l’année dernière, fut sans doute “son Molière”, l’un des quatre plus beaux exemplaires connus des Œuvres dans l’édition de 1673 (8 volumes in-12). Il contient 23 pièces dont la plupart des frontispices sont de François Chauveau. Le tout est relié dans un maroquin rouge d’époque. Cet exemplaire avait appartenu au libraire Rahir dont la bibliothèque fut vendue en 1932. Alexandrine de Rothschild, qui acheta la plus grande partie de cet ensemble, avait donné pour ce Molière un ordre de 100 000 francs, somme considérable pour un livre à l’époque. Il fut adjugé 150 000 francs à un amateur roumain, avant de passer dans la collection de Jacques Guérin.  Il fut préempté à 1,9 million de francs à Drouot, le 29 novembre 1988, par la Bibliothèque nationale. Ce grand bibliophile possédait une pièce plus importante encore : l’exemplaire de cette même édition, également en maroquin rouge, aux armes de Colbert, le protecteur de Molière.

Le Corbeau de Poe traduit par Mallarmé, illustré par Manet
Le Corbeau d’Edgar Poe traduit par Mallarmé et illustré par Manet (Paris, Lesclide, 1875, in-folio, 6 lithographies originales dont 4 hors texte) peut être considéré comme “la préface d’un siècle de livres illustrés”. Selon François Chapon, dans Le Peintre et le livre, histoire du livre illustré moderne : “L’illustration d’Édouard Manet, d’une facture saisissante, consiste en deux vignettes décorant l’une la couverture, l’autre l’ex-libris, et en quatre lithographies tirées sur papier de Chine : Sous la lampe, À la fenêtre, Sur le buste, La Chaise.” Poe, prétendument représenté par Manet, y ressemble étrangement à Mallarmé. Cette édition a été tirée à 240 exemplaires sur Hollande. L’exemplaire de Geneviève Mallarmé, provenant de la bibliothèque de Jean Davray, relié par J.-P. Miguet, a été adjugé 500 000 francs le 20 avril 1989 par Me Buffetaud, celui du docteur Lucien Graux, relié par Canape, 350 000 francs en mai 1989 par Me Tajan. Une juste revanche car cet ouvrage fut à sa sortie un échec commercial, malgré son prix peu élevé pour l’époque : 25 francs.

Les Contes de La Fontaine dits des Fermiers généraux
L’édition de Contes et nouvelles en vers (Amsterdam [en fait Paris], Barbeau, 1762, 2 volumes, petit in-8) de La Fontaine, illustrée par 80 planches d’Eisen, 4 vignettes, 2 portraits et 53 culs-de-lampe sur cuivre de Chauffard, est dite des “Fermiers généraux“, car elle a été commandée par une réunion de ces hauts serviteurs de l’État. Elle serait le premier ouvrage inspiré par un “club de bibliophiles“. Elle n’est pas rare car elle a bénéficié d’un large tirage, mais, comme le souligne le bibliographe Brunet, “elle renferme les plus jolies gravures que l’on ait faites jusqu’ici pour ces contes“. Denis Diderot y a apporté son concours en lui donnant une notice. Les exemplaires du premier tirage furent reliés de la même manière, en plein maroquin rouge avec dentelle doublée de tabis, et avec un dos à la grecque (sans nerf apparent) chargé d’ornements en forme de trophées. Un spécimen a été vendu 40 000 francs le 7 avril 2000 par l’étude PIASA.

Le premier Apollinaire, le premier Derain
En 1909 paraissait L’Enchanteur pourrissant, le premier ouvrage publié par Guillaume Apollinaire. Il était aussi le premier livre illustré par André Derain (32 gravures sur bois) et le premier édité par Daniel-Henry Kahnweiler, le pionnier du “livre d’artiste”, du “livre de peintre” ou du “livre illustré moderne”, les définitions étant encore floues en ce temps-là. L’Enchanteur a été tiré à 106 exemplaires dont 25 sur Japon et 75 sur Arches. Un des 25 sur Japon, contenant une lettre de l’auteur et relié par Gruel, a été vendu 215 000 francs le 20 décembre 1990 à Drouot par Me Buffetaud. Un autre, relié par Bonet en 1965, avait atteint 500 000 francs en avril 1987. Le dernier passé en vente appartenait à l’éditeur Skira. Il s’agissait de l’un des 75 sur Arches, à toutes marges, broché. Il a trouvé preneur à 132 480 francs à Genève, le 19 mai 1999 chez Christie’s.

La Prose du Transsibérien de Cendrars
La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France de Blaise Cendrars et de Sonia Delaunay est sans doute “l’un des essais les plus hardis de fusion du poème et de l’image” – selon l’appréciation de François Chapon –, c’est-à-dire “le premier livre simultané”. Entrepris avec l’argent que l’écrivain avait hérité d’une parente, l’ouvrage fut conçu sous l’impulsion de Robert Delaunay et décrit ainsi dans le Manifeste dimensionniste : “Une Nouvelle Réalité s’impose en dehors de tous les Réalismes connus : ni perspective, ni euclidienne, ni claire-obscure. Matériaux nouveaux. Couleurs dans le sens de non-imitation. La lumière électrique comme rythme. Le rythme comme sujet.” L’édition originale (Paris, éditions des Hommes nouveaux, 1913, in-folio, 4 feuilles non pliées [180 x 100 cm], imprimées au recto sur 2 colonnes) de ce long poème de 445 vers composés en couleur dans des corps et caractères différents, illustré en regard, est imprimée sur vélin et montée sur onglet. Sur 150 exemplaires annoncés dont 28 sur Japon, seuls 60 ont été montés. Celui de Daniel Fillipachi adjugé 540 000 francs, le 1er décembre 1996 par Me Loudmer, assisté par Soizic Audouard, était non monté, sous chemise cartonnée à dos de maroquin brun et liens, ornée de la couverture peinte à l’huile au pochoir sur parchemin. Deux autres ouvrages sont, depuis, passés en vente. Le premier a été adjugé 409 910 francs à Genève le 19 mai 1999 par Christie’s. Cet exemplaire sans la chemise, imprimé sur différents papiers et non monté, provenait de la famille Sauser, nom initial de Cendrars, et devait être une épreuve d’essai.
Le second a atteint 947 716 francs, également à Genève, le 13 novembre 2000, chez Christie’s. Il s’agissait d’un des 28 exemplaires sur Japon, dans une boîte-étui par Martin, qui avait
été vendu 660 000 francs à Drouot le 21 novembre 1996 par Mes Poulain, Le Fur.
Une trentaine d’exemplaires de La Prose du Transsibérien auraient subsisté. 50 seulement furent vendus à sa sortie, et le livre fut soldé à 40 francs, soit un peu moins de 700 de nos francs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : Mariant textes et images, les incontournables du livre illustré

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