« Il y a des honnêtes gens, et leur cas n’est pas très clair », disait le polygraphe et compilateur Gonzague Truc. Cet adage d’un moralisme intemporel pourrait s’appliquer sans restriction à tout collectionneur bibliophile, cet honnête homme qui, sachant et aimant lire comme n’importe quel instruit, ne peut s’empêcher de vouloir que ses livres lui parlent en tête-à-tête une langue d’exemplaire unique, à plus forte raison quand les textes de ces mêmes livres prétendent s’adresser à tous, sans partage d’experts, d’initiés ou de possédants, prétention qui est le bois commun dont la plupart des livres – les livres imprimés du moins – sont justement faits.
Cette passion jalouse de posséder les reliques et trophées de l’activité cérébrale de ceux que l’histoire de l’humanité a retenus parmi ses génies et ses héros, ou celle, plus répandue, de s’attacher fanatiquement à la figure d’une idole particulière, d’une époque déterminée ou d’un certain habillage précieux, ont leur pendant hystérique dans la consommation boulimique et frivole du règne de la marchandise triomphante. Tout est affaire de gradation, suivant l’échelle mouvante des valeurs – comme de dégradation : car la culture, comme la nature, connaît ses propres processus d’altération et de transformation de ses ressources en signes et objets de moins en moins utilisables. La rareté, finalement, n’est qu’un résidu d’abondance devenue stérile. “Quand les siècles ont passé, écrit le libraire-expert Christian Galantaris, dans son Manuel de bibliophilie (Paris, éditions des Cendres, 1997, p. 46), démembrant les livres, effaçant les gravures, détruisant les reliures qui faisaient l’admiration des contemporains, c’est l’amateur seul qui sauve ces débris, les conserve et fait revivre pour la postérité les nobles exemplaires du passé. L’histoire des bibliophiles est donc la conséquence, l’accessoire obligé de l’histoire des livres.” Cependant, comme le remarque ce même auteur, les bibliophiles étant “toujours très particuliers, ils échappent à toute classification, et l’histoire de la bibliophilie ne peut se concevoir comme une histoire continue mais plutôt comme une galerie de portraits individuels.”
Une galerie de portraits, certes, mais dont les visages excitent assez peu la curiosité du peintre ou du simple voyeur de physionomies : le bibliophile est moins un visage, une stature, qu’une étendue ou une distinction patrimoniale, ce qu’on appelle avec fierté : une “provenance”. Cette marque d’appartenance qui se remarquait autrefois aux armoiries poussées et frappées à l’or sur les plats de reliure – et qui requièrent pour être déchiffrées tout le savoir compliqué de l’héraldique –, est devenue plus discrète désormais, et moins chiffrée, prenant place à l’intérieur des livres sous forme d’étiquettes collées appelées ex-libris.
Seigneurs et princes lettrés, comtesses et marquises savantes, personnages illustres de l’histoire ou riches chevaliers d’industrie, docteurs et banquiers aux noms inconnus des foules, hommes de lettres ou d’État au renom plus ou moins décoloré, tels sont les grands bibliophiles qui font le pedigree des livres les plus recherchés. Certains n’ont eu que la passion d’accumuler pour elle-même, sans viser la bibliothèque idéale de leur temps, ou suivant leur simple édification personnelle ; d’autres se sont voulus des modèles de possesseurs, dont leur collection significative et choisie prouvait en résumer l’excellence des conquêtes de l’esprit humain ; d’autres encore, les plus audacieux et les plus rares, se sont efforcés de s’arracher aux prestiges acquis pour débusquer dans la confusion anonyme les livres héroïques de demain, les “livres à venir” pour reprendre une expression de Maurice Blanchot.
Quelle que soit la physionomie de sa collection, il est indubitable qu’un collectionneur ne recherche avant tout que l’unicité, sentiment autrement plus subtil et labile, vite et souvent désappointé, que la pure compulsion égoïste qui consiste à thésauriser des biens. Une anecdote parmi les plus caractéristiques concernant l’esprit “bibliomaniaque”, relatée par l’un des grands bibliophiles français, Gustave Mouravit (1840-1920), rapporte qu’un collectionneur anglais richissime prétendait posséder un ouvrage très rare, le dernier exemplaire connu de toute une édition. Or, il apprit un jour qu’un autre exemplaire de cette édition subsistait chez un collectionneur de Paris. Il s’y rendit aussitôt avec une importante somme d’argent. Le collectionneur parisien accepta volontiers de montrer son exemplaire, mais refusa de le céder malgré les sommes considérables avancées. Au bout d’un certain temps, voyant que l’Anglais ne quitterait pas son domicile avant d’avoir obtenu le volume, il lui céda l’exemplaire pour 20 000 francs. Après avoir réglé cette somme coquette, l’Anglais contempla l’exemplaire avec satisfaction, puis, d’un geste triomphal, le jeta au feu. Croyant avoir affaire à un fou, le Français se précipita pour essayer de retirer le volume des flammes, mais l’Anglais l’arrêta net : “Monsieur, dit-il, moi aussi je possède un exemplaire de cet ouvrage que je croyais unique... Je me trompais. Maintenant, j’en suis certain. Je vous en remercie.”
Sans vouloir relancer une glose sur L’Unique et sa propriété – ce célèbre ouvrage de Max Stirner (1844), dans lequel l’individu est le pôle attractif absolu de toutes les valeurs, le “collectionneur” des réalités qui n’est lui-même “rien”, pur “néant” –, il faut remarquer, en tout cas, que la force de ce sentiment de l’unique, traversant aujourd’hui un monde de la pure multiplicité et de la production sans fin de répliques évolutives du même produit, présente une authentique charge de résistance, à la fois spirituelle, financière et politique. Qu’il s’agisse d’une dédicace de Victor Hugo, d’un poème autographe de Rimbaud, du “J’accuse” de Zola, d’un “gri-gri” d’Artaud sur une page de cahier d’écolier, d’un feuillet d’antiphonaire enluminé, de l’édition originale des Poésies d’Isidore Ducasse ou des Fleurs du Mal... Il y va de la préservation de cette unicité fondamentale de l’être au-delà de tous les intérêts de l’égoïsme : la vie. Cette vie, comme disait Malraux, qui “ne vaut rien..., mais rien ne vaut une vie”.
En conclusion de sa préface au catalogue de l’exposition organisée à la Bibliothèque nationale, En français dans le texte (1990), réunissant les quatre cents livres les plus importants de la langue française, Yves Bonnefoy écrivait : “Rassemblons, célébrons les quatre cents livres qui ont donné à notre pays sa civilisation, et souvent contribué à une recherche plus vaste. Mais plaçons auprès d’eux, par la pensée, un quatre cent et unième livre, celui qui, choisi au hasard – ou presque – sur la table des nouveautés, signifiera le travail par lequel la théorie incertaine, le poème encore en chemin vers soi, l’édition critique une fois de plus recommencée de Baudelaire ou de Shakespeare remettent en question ce qui semblait l’évidence. Car les quatre cents livres ne désignent rien et ne veulent rien que ce livre en plus, c’est celui-ci qui bouge et de ce fait les anime, c’est lui qui fait de leurs constellations, de leurs feux, un signe qui a un sens.”
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le quotidien du bibliophile ou une vie dans les livres
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : Le quotidien du bibliophile ou une vie dans les livres