L’hôtel Costes, le café Marly, le nouveau siège social de Vivendi, la villa Barclay, le salon de thé Ladurée sur les Champs-Élysées, les boutiques Habitat de centre ville, la scénographie de l’exposition Burne-Jones sont quelques-unes de leurs réalisations les plus connues. Ils ont pour noms Jacques Garcia, Yves Taralon ou Didier Gomez pour les plus réputés, Hubert Le Gall et Éric Gizard pour la jeune garde. Ils sont décorateurs, architectes d’intérieur ou designers, et appartiennent à une profession en pleine mutation. Gros plan sur quelques hommes et femmes qui ont pour mission d’embellir le quotidien et de faire rêver.
C’est un petit coin de province perdu en plein Paris, à quelques mètres du cimetière de Montmartre. Une fois franchi le porche de l’immeuble, on accède à un petit sentier gravillonné balisé d’arbres, de statues et de petites maisons. Celle d’Hubert Le Gall, aménagée dans l’atelier qu’a occupé Bonnard pendant de longues années, possède de grandes baies vitrées ouvertes sur la cour. Installés sous une grande verrière inondant de lumière l’espace de travail, le jeune décorateur (38 ans) et son assistant s’affairent autour d’un immense lustre commandé par un particulier. À l’étage, le salon, tapissé de coco, est entièrement décoré et meublé à la mode Le Gall. Une belle cheminée en fer noir est surmontée d’une sculpture en forme de girafe s’avançant au-dessus de la pièce. Les tables basses en bronze sont faites de tiges plantées de fleurs aux larges pétales.
Des fauteuils verts modulables, sortes de grands pots de fleurs à la Raynaud recouverts de corolles rouges, voisinent avec un canapé vert et une table en ciment et fer forgé incrustée de souvenirs personnels, sur laquelle trône une sculpture-vase en bronze . “Le geste purement esthétique ne me satisfait pas. J’aime que la forme soit liée à une utilité ou qu’elle constitue un clin d’œil. J’ai plus un tempérament de sculpteur. J’aime le côté ensemblier du métier de décorateur, pouvoir réaliser des pièces entières à partir du mobilier que je conçois en passant par les corniches, les motifs”.
Autodidacte éclectique, Hubert Le Gall a commencé à peindre à la fin de ses études de gestion, avant de s’attaquer à la sculpture et à la création de meubles. “Mon plan de carrière consiste avant tout à faire ce que j’aime. Cela ne m’empêche pas d’écouter attentivement mes clients pour cerner leurs attentes et désirs”. Après avoir aménagé et meublé des appartements privés, il s’est attelé à la scénographie d’expositions (Auguste Préault, François Mansart, mais aussi “Le trésor des Médicis” en juin à Blois), la dernière étant celle de Burne-Jones à Orsay. “Dans ce dernier cas, j’ai surtout travaillé sur les couleurs afin de mettre en valeur les œuvres. Ici, il n’y a pas de place pour l’ego du décorateur. Il faut faire sobre pour être au service de l’œuvre”.
Nouvelle identité visuelle
Âgé lui aussi de 38 ans, Éric Gizard fait partie de la jeune garde des décorateurs qui montent. Après des études à l’école Duperré, il a travaillé pour des cabinets et réalisé pour eux des bureaux et espaces commerciaux, puis a créé sa propre société en 1987. On lui doit la décoration des boutiques de mode Roberto Fabris, un nouveau concept de décoration pour les magasins Habitat de centre ville, l’aménagement de la boutique Daum, boulevard Saint-Germain à Paris, et la création d’une nouvelle identité visuelle pour la marque de bijoux fantaisie Cécile et Jeanne. À son actif encore, des bureaux comme celui de François Dalle, ancien pdg de L’Oréal, celui du président de la SNCF et la salle du conseil et la salle à manger de la société publique. Il a également décoré des appartements et maisons pour des particuliers. “J’aime travailler sur les couleurs et les matériaux. J’utilise beaucoup les teintes pastel, les couleurs terre et les grisés qui donnent de la profondeur, et j’ai aussi recours aux résines de synthèse. Je pars des éléments existants (lumière, volumes, objets, personnalité des commanditaires) et je travaille sur la clarté, la transparence, pour réaliser des lieux contemporains empreints de luxe et de simplicité. Je dessine également des tables, des meubles de rangement et des présentoirs”. Éric Gizard s’attelle actuellement à la décoration du théâtre Maison de France à Rio de Janeiro, avec la volonté de traiter cet espace de façon contemporaine tout en utilisant des matériaux classiques, traditionnels et naturels. On pénètre dans ce lieu, décoré dans une gamme chromatique empruntée aux années cinquante – bleu et marron – par une grande grille d’entrée dessinée par Patrick Bailly sur le thème des Odes aux neuf muses de Paul Claudel. La double porte est constituée de deux plaques de bronze gravées, sur lesquelles apparaissent des noms et des silhouettes donnant un avant-goût du monde onirique dans lequel le spectateur va être plongé.
Salon de thé Ladurée et villa Barclay
Entrer dans les bureaux de Jacques Garcia, rue de Rivoli, c’est pénétrer dans l’univers luxueux d’un homme passionné par le XVIIIe siècle, où tentures et moulures rivalisent avec les dorures, mais aussi dans l’antre d’un chef d’entreprise à la tête d’une équipe de vingt collaborateurs. Le décorateur, né à Paris en 1947, se spécialise à sa sortie de l’école Penningen dans l’architecture contemporaine. Très vite, il s’oriente vers la décoration d’appartements et de maisons de particuliers qui constituera l’essentiel de son activité jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, à côté de la scénographie d’expositions telles que la Biennale des antiquaires et de musées comme le Musée Strasburger à Deauville. Ses travaux, associant tradition française et modernité, séduisent ses clients privés qui se bousculent pour obtenir la griffe Garcia. Il a aménagé à Deauville un manoir pour Anne d’Ornano, une somptueuse demeure parisienne pour Corinne Bouygues, une maison Art nouveau pour Carole Laure et Lewis Furey, un pavillon de chasse dans l’Eure pour Patrick Balkany, et un hôtel particulier dans le VIIIe arrondissement pour Jean-Luc Lagardère. “Nous réalisons nos produits de A à Z pour quelques clients qui souhaitent un appartement entièrement décoré et meublé par les soins de Jacques Garcia, souligne Brigitte Ory, assistante du décorateur. Pour d’autres, qui tiennent à conserver leur mobilier, il s’agit d’intégrer l’existant dans un ensemble en composant un écrin. Nous sommes donc amenés à acheter des meubles anciens (fauteuils, coiffeuses, secrétaires...) qui confèrent une âme à une pièce. Mais nous pouvons aussi les faire fabriquer”. L’aménagement de l’hôtel de Jean-Louis Costes, rue du faubourg Saint-Honoré, représente un tournant dans la carrière du décorateur. Le succès remporté par la “déco” de cet hôtel au décor chic et cossu lui amène de nombreuses commandes en France – le salon de thé Ladurée sur les Champs-Elysées, la villa Barclay avenue Matignon, Le Ruc, La Grande Armée, Le Bar à huîtres – et à l’étranger – trois restaurants à Beyrouth, un à Baden-Baden. Garcia est aussi l’auteur de scénographies pour des musées (le Musée de la vie romantique, rue Chaptal) et des expositions (“Tous les jardins du monde” à Bagatelle). À son programme pour les prochains mois figurent le réaménagement du Fouquet’s et celui de l’hôtel Drouot.
De la même génération que Jacques Garcia, Yves Taralon, né en 1942, se consacre depuis une trentaine d’années à la décoration d’appartements privés pour des personnalités de la presse et de la mode notamment, mais aussi de maisons de prestige comme Baccarat, Hédiard, Guerlain, Rochas ou Rémy Martin. Des musées ont fait appel à lui pour créer des lignes de produits par l’intermédiaire de la Réunion des musées nationaux. Il s’est également fait connaître en réalisant des lieux de rencontre dans la tradition des grands cafés littéraires, comme le Marly à Paris, le Niki Café à Tokyo ou l’Art Café du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. La création de Lafayette Maison sur un étage entier des Galeries Lafayette et la renaissance d’un château du Val-de-Loire comptent parmi ses récents travaux.
Gomez s’attaque à Harrod’s
Les locaux de l’architecte d’intérieur Didier Gomez, qui occupent un petit immeuble de la rue Henri-Heine dans le XVIe arrondissement, ont tout d’une ruche. Dessinateurs et chefs de projet s’activent derrière leurs tables à dessin et maquettes. L’entreprise Ory-Gomez, créée en 1994 par l’architecte Jean-Jacques Ory et le designer Didier Gomez, emploie aujourd’hui une soixantaine de personnes. L’agenda des prochains mois sera particulièrement chargé, avec plusieurs contrats de grande envergure comme la rénovation de la vénérable institution londonienne Harrod’s, propriété de la famille Al Fayed, ainsi que de grands hôtels parisiens. Autodidacte, Didier Gomez a fait ses premières armes d’architecte d’intérieur à la fin des années soixante-dix en concevant une ligne de mobilier sous la marque First Time, qui a très vite rencontré un énorme succès. En 1985, il crée son bureau d’étude et réalise des résidences pour des personnalités – Pierre Bergé, Harrison Ford, Daniel Auteuil –, des sièges sociaux d’entreprises, des bureaux et des boutiques pour Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier ou Rodier... C’est aussi à Didier Gomez qu’a été confiée la direction artistique du Carrousel du Louvre. “Mon style classique-contemporain, associant des techniques et matériaux actuels greffés sur des racines classiques, et le mélange ethnique que j’introduis, sont très appréciés des clients”. L’agence Ory-Gomez a travaillé ces derniers mois sur des gros chantiers, comme les sièges sociaux de Vivendi, Gec Alsthom, Louis Vuitton ou Unilever. “Nous ne faisons que de la conception et pas de suivi de chantier, explique-t-il. Nous dessinons tout nous-mêmes et sommes amenés à réaliser des recherches sur les matériaux”. Pour le siège social de Vuitton, l’agence a ainsi conçu une verrière de 400 m2 sans assemblage métallique, qui ne tient qu’avec des montants en verre. Des brevets ont dû être déposés car la technique n’avait jamais été utilisée. L’agence crée aussi des collections de meubles diffusés par des sociétés comme Ligne Roset, Cinna, Sentou, Conran Shop... “Notre métier est en train de voler en éclats, poursuit Didier Gomez. Les vrais décorateurs qui s’occupent de tout dans les moindres détails et travaillent sur la mémoire, sur le passé, sont en train de disparaître au profit des architectes d’intérieur. Aujourd’hui, la filiation avec les décorateurs ensembliers a disparu”. Les écoles professionnelles ne parviennent pas, selon lui, à s’adapter à l’évolution du métier et à ses nouvelles conditions d’exercice. “Les écoles comme Camondo, l’Académie Charpentier ou l’École nationale supérieure des arts décoratifs préparent mal les étudiants sur le plan technique. Ces derniers ignorent souvent comment monter des meubles et agencer des immeubles. Ils ne connaissent ni les matériaux, ni l’éclairage, et sont souvent peu exercés au dessin sur ordinateur”.
“Lampes affolées”
Patrice Gruffaz partage avec Didier Gomez une passion pour le design et la création de meubles. Sa société, Lieux, édite des meubles (chaises, tables, bibliothèques...) faits à l’aide de planches en bois blanc sciées, des lampes étranges – les “lampes affolées” – et des bougeoirs.
Il réalise aussi quelques chantiers pour des particuliers, mélangeant les époques en essayant de les réintégrer dans un contexte contemporain. “Le métier d’architecte était un peu en perte de vitesse ces dernières années. Ces professionnels ont donc glissé vers l’architecture d’intérieur et ont commencé à empiéter sur notre spécialité”, explique ce docteur en droit passé par Le Film français avant d’aborder le design.
Ancienne élève de l’Académie Charpentier et de la Grande Chaumière, Alix de Dives analyse différemment l’évolution de la profession. “La tendance actuelle à une décoration plus minimaliste fait que les architectes ont moins besoin de décorateurs. On donne la priorité aux volumes, à la couleur et aux matériaux. Nous avons cependant le mérite, que n’ont pas forcément les architectes, de nous soucier du confort et du bien-être des personnes qui vont occuper les lieux que nous aménageons. À leur passif, les décorateurs ont parfois tendance à vouloir en faire trop pour justifier leur travail”. Également journaliste pour Madame Figaro et Maison Côté Sud, elle s’est spécialisée dans les opérations événementielles pour des sociétés comme Cartier, pour laquelle elle réalise des soirées et des présentations à la presse. “J’essaye de m’appuyer dans mon travail sur une tradition ancrée dans les terroirs français, que je revisite pour donner naissance à quelque chose de plus contemporain”. Lors de la Biennale des éditeurs de la décoration, en janvier à l’Espace Eiffel Branly, elle était chargée de l’aménagement d’une “salle de bain témoin”, qu’elle a meublée avec une baignoire en chêne présentant certaines similitudes avec les cuves bourguignonnes de forme ovale.
Yves Mikaeloff, antiquaire et décorateur, partage avec ses confrères et consœurs une certaine inquiétude concernant l’évolution du métier. “C’est une profession qu’on a tendance aujourd’hui à méconnaître. Le décorateur modèle XVIIIe siècle, chargé de veiller à l’esthétique d’un ensemble, de tout coordonner, a disparu. Il faudrait aujourd’hui redéfinir les fonctions de chacun, le rôle de l’architecte et celui du décorateur. Les architectes ont aussi perdu la notion de contrainte de l’humain”. L’antiquaire explique en partie cette évolution par les lacunes des écoles d’arts décoratifs, qui délaissent parfois l’enseignement classique et la décoration XVIIIe siècle : “Il faudrait réapprendre aux élèves les grands principes de la décoration française”. Yves Mikaeloff effectue parfois des aménagements pour des clients et des collectionneurs et, pour ce faire, il lui arrive de travailler en étroite relation avec des architectes. Quelquefois, il est chargé plus simplement de la décoration d’une pièce. “Je m’efforce de remodeler un intérieur et de créer une atmosphère qui corresponde au désir de mon client”. Il a aussi été à l’origine de décors pour le Théâtre de la Ville ou la Maison de la poésie, et a été consulté par des réalisateurs de films – comme Nicole Garcia dans Place Vendôme – pour aménager des lieux de tournage.
Le grand décorateur cosmopolite, né au Maroc en 1944, a choisi de se séparer du contenu de son immense appartement parisien du quai d’Orsay, que Sotheby’s dispersera à New York les 29 et 30 mars. Plus de 700 lots, réunissant des meubles et objets d’art estimés 15 millions de francs, seront proposés aux collectionneurs. Alberto Pinto se serait-il lassé de ses lustres en bronze, miroirs en bois doré et autres fauteuils néoclassiques russes et viennois ? Son salon jaune tapissé de toile de Jouy à motifs rouges, agrémenté de velours vert émeraude, et son fumoir au décor fantastique tenant à la fois de la caverne d’Ali Baba et de l’antre de La Belle et la Bête ne lui inspireraient-ils plus aucune passion ? Pinto, qui a exercé ses talents de décorateur auprès d’une clientèle internationale – Michel David Weill, le comte et la comtesse Hubert d’Ornano, de nombreux princes arabes... – pour laquelle il a créé des décors prestigieux, souhaite tirer un trait, repartir sur de nouvelles bases et miser sur “un décor plus facile à vivre�?. Grâce au produit de cette dispersion, il souhaite également lancer une nouvelle ligne de mobilier et d’objets de décoration. Sotheby’s pensait organiser la vente en France, mais la maison s’est finalement rabattue sur New York à la requête de l’expert Pete Hathaway. Les Américains, qui comptent parmi ses meilleurs clients, devraient être séduits par ces meubles et objets fastueux, parmi lesquels sont à remarquer la paire de grands miroirs de style néoclassique italien en bois doré de la fin du XVIIIe (60-80 000 dollars, 360-480 000 francs), la table de milieu en acajou (25-35 000 dollars), le lustre Napoléon III en bronze doré de la fin du XIXe siècle (30-50 000 dollars) et le grand portrait d’une famille hollandaise du XVIIe siècle (15-20 000 dollars) ornant le grand salon, aménagé comme un intérieur russe du début du XIXe siècle ; les deux sofas à la turque du fumoir, recouverts de velours vert et agrémentés de brocards de soie en or (20-30 000 dollars) ; le grand lustre George III à dix branches en cristal de la fin du XVIIIe siècle (40-60 000 dollars) et le service de quarante-huit assiettes en argent créé par Alexandre LeRoy à Paris vers 1865, gravé aux armes des princes Orloff (40-60 000 dollars), provenant de la salle à manger ; enfin, la curieuse commode catalane en acajou, du premier quart du XIXe siècle (18-22 000 dollars) et l’armoire à linge néoclassique hollandaise de la fin du XVIIIe siècle (15-20 000 dollars) qui décoraient la chambre-salon d’Alberto Pinto.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Marchands de rêve et de mémoire
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°79 du 19 mars 1999, avec le titre suivant : Marchands de rêve et de mémoire