Etoffes et tissus précieux sont au coeur de la décoration

Cotonnades, velours, taffetas, damas, lampas, jacquards donnent le ton

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 19 mars 1999 - 2245 mots

Élément majeur dans la décoration, le tissu d’intérieur est sensuel et chaleureux. Il donne une âme aux fauteuils, enrobe de couleurs les canapés, encadre les fenêtres et habille les murs. Pourtant, bien que l’art soit une éternelle source d’inspiration, éditeurs de textiles et artistes travaillent rarement ensemble. Certaines maisons puisent traditionnellement dans leur fonds d’archives pour recréer à l’identique des étoffes anciennes ou remettre au goût du jour des imprimés d’autrefois. D’autres s’inspirent de l’air du temps pour créer de nouveaux tissus afin de séduire une clientèle d’abord américaine, puis d’Europe et du Moyen-Orient.

Au début du siècle, des artistes – peintres, dessinateurs d’affiches, créateurs de meubles – s’adressent à la manufacture Prelle pour fabriquer des tissus qu’ils ont conçus pour la décoration de grands ensembles dans un nouveau style : l’Art nouveau, puis l’Art déco s’expriment dans des soieries, des lampas, des damas signés Guimard, George de Feure, Palyart, Edouard Colonna, Louis Süe, Lalique, Dufrêne, Ruhlmann... Ces noms célèbres sont les derniers à avoir réalisé des créations originales pour le tissu d’ameublement car, après les années trente, le goût Art déco perd du terrain et les étoffes décorées laissent la place aux unis. “Aujourd’hui, on assiste à un retour vers le passé. Les décorateurs n’essaient plus de créer mais ils réinterprètent les dessins des XVIIIe et XIXe siècles en les mettant au goût du jour”, souligne Guillaume Verzier, PDG de la maison Prelle. Soyeux lyonnais spécialisé dans les tissus destinés à la haute couture, Bianchini-Férier avait accordé des licences pour des tissus de Raoul Dufy. “Il y a une dizaine d’années, des rééditions de dessins que Dufy avait faits pour le vêtement ont servi à l’ameublement. Mais elles n’ont jamais marché. Les dessins, magnifiques en tant que tels, étaient trop marqués et surchargés pour la décoration d’intérieur”. En matière de tissus, toute création aussi belle soit-elle, et fût-elle dessinée par un artiste de renom, ne sied pas forcément à l’ameublement, sans compter les problèmes techniques que pose la fabrication de textiles à partir de seuls dessins théoriques. Pour Paul Bidault, directeur artistique chez Rubelli, “il ne suffit pas d’avoir des idées, de les dessiner pour en sortir des échantillons. Ce n’est pas si simple. Dans la création de tissages, toutes les idées ne peuvent être matérialisées. Souvent, les qualités de base d’un tissu sont primordiales pour créer. Par exemple, pour un jacquard, il est impossible de faire des choix de coloris sans avoir fait des essais sur un métier à tisser. Du dessin au tissu, une adaptation textile est nécessaire et suppose une connaissance technique”. Un dessinateur de génie reste donc limité dans ses créations s’il n’a pas une solide connaissance des contraintes techniques de la fabrication.

La création contemporaine
En 1997, le couturier Kenzo et la maison Lelièvre ont créé la collection de tissus Kenzo Maison, en parallèle à celles plus classiques de l’éditeur. “Kenzo propose ses idées et nous lui apportons un soutien technique et une connaissance du monde de l’ameublement. Au besoin, nous lui faisons des contre-propositions, de qualité, de couleurs. La difficulté consiste à ne pas détruire l’image de Kenzo tout en conservant celle de Lelièvre”, explique Marc Sarrazin, directeur de création chez Lelièvre. Patrick Frey, président du groupe Pierre Frey, se rappelle que son père travaillait parfois avec des artistes. “Aujourd’hui, le textile intéresse moins les artistes contemporains. Avec le minimalisme ambiant dans lequel nous vivons, le tissu, comme le papier peint, est un matériau de plus en plus remplacé par des matières comme le marbre, le bois, le cuir, le plâtre... excluant le dessin. C’est regrettable, car je suis à la recherche d’artistes qui accepteraient de travailler pour moi”. En attendant et pour compléter sa collection, l’éditeur a choisi de distribuer en France de jeunes créateurs, comme l’Anglais Andrew Martin, l’avant-gardiste espagnol Telar, l’Italienne Dedar d’inspiration contemporaine, et les soies thaïlandaises traditionnelles de Jim Thompson. La maison italienne Rubelli a été plus d’une fois séduite par l’invention : “Nous avons tiré un jacquard d’une création moderne faite de rubans de papiers croisés qui pourrait très bien être exposée dans une galerie”. Mais il faut avant tout créer des tissus qui conviennent à l’image de Rubelli, ils ne doivent pas être trop fantaisistes tout en rajeunissant la marque.

L’air du temps
L’inspiration vient souvent d’ailleurs, comme de l’air du temps. Ainsi, l’Inde vient d’être le thème de plusieurs collections d’étoffes. “Nous allons voir les mêmes expositions, nous lisons les mêmes livres, nous baignons dans le même environnement socio-économique et culturel, il est normal que nous ayons les mêmes influences”, commente Marc Sarrazin. Parfois, il arrive que l’un d’entre eux donne le ton. “L’an passé, nous avons fait un imprimé avec un dessin d’ours polaire. C’est peut-être un hasard mais depuis, on voit des ours polaires un peu partout, dans les magazines, dans la publicité...”, remarque Paul Bidault. Bien qu’inspirés par le monde qui les entoure, les éditeurs de tissus travaillent indépendamment de toute demande potentielle pour créer leurs collections. Quelques-uns font réaliser des études de marché, mais dans le seul but d’évaluer une demande de matières – tissus lourds, rustiques, velours, aspect rugueux, brillance, matité... – ou de coloris – les goûts sont différents selon les pays. Manuel Canovas, qui a quitté la maison Canovas (laquelle vient d’être rachetée par l’éditeur anglais Colefax et Fowler), a fondé il y a deux ans une autre maison d’édition de tissus de luxe sous le nom de Manuel de Lorca. Contrairement à la plupart des éditeurs, il ne travaille pas avec une équipe de créateurs. Il trouve l’inspiration, dessine et colorie ses tissus lui-même. “Je ne crée pas avec des idées de marketing, qui ne sont pas compatibles avec ma nature, mais avec mes goûts personnels, fortement marqués par la couleur. Je travaille plutôt en artiste qu’en commerçant”.

Le XVIIIe et le XIXe renouvelés
Pour des maisons très anciennes comme Prelle, dont l’origine remonte à 1752, Tassinari et Chatel, créée en 1680 et aujourd’hui distribuée par Lelièvre, Braquenié, fondée en 1824 et acquise par le groupe Pierre Frey en 1991, ou encore Rubelli, née en 1858 à Venise, l’activité de création consiste à rééditer des étoffes, dont les dessins d’origine sont retravaillés et recolorés pour s’adapter aux goûts actuels. Pour la prestigieuse manufacture lyonnaise Prelle, “les archives sont une source quasi inépuisable d’inspiration pour nos soieries. On sort entre dix et vingt nouveautés par an en puisant dans ce fonds d’archives. Par ailleurs, nous travaillons beaucoup à la demande des décorateurs. Ces commandes spéciales constituent la moitié de notre chiffre d’affaires. Les décorateurs viennent dans le cadre d’un chantier particulier, chercher dans nos archives un dessin qui leur plaît. Ensuite, on adapte le dessin et on choisit les coloris et les matières qui conviennent pour ce chantier”. Chez Tassinari et Chatel, autre soyeux lyonnais, la collection d’étoffes “patrimoine” propose tous les styles français de la Renaissance à nos jours, soit 700 références de soieries recolorées au goût du jour. De la même façon, Braquenié s’est spécialisée dans la réédition de tissus imprimés des XVIIIe et XIXe siècles français dans un goût plus rustique.  “Je reproduis le dessin d’époque en le modifiant, en l’agrandissant ou au contraire en le réduisant. Parfois, je le fais redessiner, j’ajoute des contre-fonds, ou je change de support et je revois la coloration tout en respectant une certaine tradition. Mais ce sont toujours des cotonnades (pas des soieries) qui correspondent à un style XVIIIe campagnard”, précise Patrick Frey. Rubelli, s’inspire aussi fréquemment de son fonds documentaire pour créer de nouvelles collections. Plus marginale est la recréation de tissus à l’identique, faits à la main à l’ancienne sur des métiers à bras. Chez Prelle comme Tassinari et Chatel, fournisseurs de soieries de décoration pour toutes les grandes cours européennes, la production de ces pièces prestigieuses est liée à des demandes  ponctuelles de restauration du patrimoine – châteaux français et européens, musées – mais fait également l’objet de commandes spéciales de la part d’amateurs de tissus anciens, particuliers ou antiquaires, à condition d’y mettre le prix et de ne pas être trop pressé. Un artisan tisse quelques centimètres de tissu par jour. À ce rythme, il faut parfois plusieurs années pour réaliser un métrage important pour un grand chantier. Rubelli, qui possède un petit stock de velours faits main, a une petite production de velours à bras en Italie : “Nous réalisons épisodiquement à la main des velours à poils de soie pour des châteaux, de grandes demeures italiennes ou des chantiers aux États-Unis. C’est un travail sur commande qui n’est pas régulier”.

Un marché très américain
Plus de 50 % de la production de tissus d’ameublement, qu’ils soient de tradition ou de création, est exportée. Ce chiffre reste pourtant bien en dessous des réalités, les éditeurs de tissus fournissant un produit semi-fini aux intermédiaires que sont les décorateurs, tapissiers, antiquaires et architectes. Ils ne connaissent pas toujours leur client final. Chez Prelle, on estime à “90 % le taux réel d’exportation, car la majorité de ce que l’on vend en France est destinée à être exportée après transformation”. Pour la vente directe, les États-Unis représentent le plus gros client en chiffre d’affaires. Chez Prelle, Tassinari et Chatel, ou Rubelli, “ils viennent s’acheter un passé européen” et constituent un marché très porteur. Tassinari et Chatel l’ont bien compris en choisissant la société Lelièvre pour commercialiser leurs collections dans le monde. Si Lelièvre affirme sa percée outre-Atlantique, en étant présente dans de nombreux points de distribution où “les soieries et damas de tradition française sont très appréciés”, Manuel de Lorca travaille déjà beaucoup avec une clientèle de bureaux d’étude américains : “Ils sont plus audacieux qu’en Europe. Chez moi, ils viennent chercher la couleur, une touche européenne du Sud”. Si l’Europe reste un gros acheteur – Italie, Espagne, Grande-Bretagne, Allemagne et Suisse – , le Moyen-Orient est aussi très demandeur, en particulier pour des tissus très sophistiqués et soyeux : damas, soieries, lampas... En revanche, le tissu d’ameublement est peu présent en Asie et a peu de chance de s’y développer un jour. Il ne correspond ni à la culture, ni au mode de vie des pays d’Extrême-Orient. “Autant les Asiatiques sont fous de Vuitton, de Dior ou d’Hermès, parce qu’ils les portent, autant ils dorment sur des tatamis, s’assoient par terre... Chez eux, le tissu est utilisé différemment, pour un kimono par exemple”, résume un éditeur.

L’art de la passementerie
La passementerie, qui vient en prolongement du tissu dans la décoration, est donc peu présente dans les intérieurs asiatiques. Les franges, galons, cartisanes – plus communément appelées macarons –, glands, nœuds et embrasses sont par contre utilisés en abondance dans les pays du Golfe. “Ils mettent des franges partout, aiment la richesse et les dorures, constate-t-on chez Declercq Passementiers. Les Américains mettent aussi beaucoup de passementerie, mais différemment”. Pour Houlès, le marché américain est le plus important : des show-rooms se sont ouverts à New York, Washington, Los Angeles, Chicago, Miami et Atlanta. Contrairement aux éditeurs de tissus, les éditeurs de passementerie connaissent mieux leur clientèle car ils conservent un service de vente directe aux particuliers (à un prix plus élevé bien sûr). Aussi crée-t-on chez Declercq Passementiers entre deux et six collections différentes par an, contre une ou deux pour le textile, dont certaines sont faites pour le goût d’une clientèle étrangère et exclusivement distribuées dans certains pays. Pour inventer de nouveaux modèles, les éditeurs de passementerie travaillent dans plusieurs sens. Ils peuvent s’inspirer, comme le font leurs confrères pour les tissus, de voyages, de documents anciens, de l’art et de l’air du temps, mais ils tiennent compte également “des tendances des stylistes français ou étrangers. Il faut aussi savoir écouter les clients et les professionnels de la décoration”, rappelle Suzanne Houlès, créatrice chez Houlès. Bien qu’ils jouent un rôle complémentaire, les tissus d’ameublement et la passementerie sont deux métiers différents. “Notre travail diffère de celui des créateurs de textiles dans la répartition des couleurs et, hormis quelques galons réalisés mécaniquement, toutes les pièces sont faites à la main”, indique-t-on chez Declercq Passementiers. Mais à l’heure où la tendance va vers un épurement décoratif, la passementerie a-t-elle encore beaucoup d’avenir ? Pour Declercq Passementiers, “elle reste incontournable. On peut imaginer des rideaux sans franges mais pas sans embrasses. Et sur les gros chantiers, il y a toujours de la passementerie”. Selon Suzanne Houlès, “nous allons vers un public d’utilisateurs plus large. En outre, les magazines de décoration aiment à faire connaître la passementerie”. En attendant, il y en a déjà pour tous les goûts. Pour ceux qui aiment la simplicité et veulent un “retour aux origines”, la maison Houlès s’impose dans l’utilisation de matières naturelles comme le lin et le coton, ou plus originales comme la terracotta. Quant à Declercq Passementiers, ils développent des collections très modernes, au style épuré répondant à une certaine volonté de décoration plus sobre, tout en introduisant des matériaux moins courants dans la création, comme les modèles Art déco avec des spires en bronze, ou encore un modèle de gland Manhattan à la base métallique imitant l’architecture d’un building new-yorkais, une véritable petite sculpture.

A voir

À l’occasion de la restauration de son show-room, Prelle propose « 1900-1950, un demi-siècle de création » : une cinquantaine de documents d’archives d’après des dessins des grands décorateurs du début du siècle, des étoffes rééditées depuis leur création et des rééditions spéciales. Des chaises, fauteuils ou tabourets signés de grands créateurs et prêtés par des antiquaires viennent compléter cette exposition (5 place des Victoires, 75001 Paris, de 10h à 17h, jusqu’au 23 avril).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°79 du 19 mars 1999, avec le titre suivant : Etoffes et tissus précieux sont au coeur de la décoration

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