Directeur d’Art Basel, Marc Spiegler commente les mutations affectant les comportements des collectionneurs, les évolutions du marché et la concurrence déséquilibrée entre maisons de ventes et galeries.
Avez-vous le sentiment, en observant le marché occidental et Art Basel, qu’il se produise un renforcement de la clientèle asiatique ou moyen-orientale de nature à pallier la défaillance de certains acheteurs occidentaux ?
Je pense que si la clientèle des galeries occidentales se renouvelle, ce sera le fait de collectionneurs asiatiques qui élargissent leurs champs d’intérêt, mais aussi de jeunes Européens et Occidentaux – latino-américains, français, italiens, belges, etc. – qui achètent. Car depuis dix ou vingt ans, les grosses fortunes ont tendance à aller plutôt vers l’art contemporain, c’est-à-dire que les familles où vous collectionnez des « old masters » depuis des décennies vont plutôt désormais vers le contemporain ; on constate donc une sorte de déplacement dans la façon de collectionner au sein de ces familles. De plus, quelle que soit la situation générale, même en Europe, de nouvelles fortunes se bâtissent toujours. Et beaucoup de ces nouvelles fortunes en arrivent à un certain moment à collectionner de l’art. Je ne voudrais donc pas dire que les amateurs européens qui se désistent vont être remplacés par des collectionneurs asiatiques, car il se produit aussi un roulement européen.
D’un point de vue stratégique, comment une foire peut-elle créer de nouveaux territoires et continuer à générer du désir ?
Ce que nous essayons de faire, c’est de rester en contact très proche avec des collectionneurs, parfois potentiels, avec des musées, des galeries. Nous tentons d’emmener à la foire le maximum de personnes qui ont les moyens, la possibilité et le désir d’être collectionneurs. Nous leur présentons les artistes et les galeries sur une plate-forme qui les inspire. Nous ne créons pas un marché aux puces mais une atmosphère, une ambiance dans laquelle l’art est pris au sérieux, la qualité est mise au premier rang et où l’on trouve beaucoup de possibilités – que les gens soient là pour acheter ou pour s’informer. Nous opérons donc aussi un grand nombre de focus au cours de tables rondes ou dans des secteurs comme « Parcours », qui n’ont pas nécessairement le même effet commercial mais sont essentiels pour créer une semaine où l’on respire l’art du matin au soir.
De nombreux marchands se plaignent en ce moment que les galeries sont vides et que les collectionneurs n’achètent plus que dans les foires. Constatez-vous un changement manifeste du comportement des acheteurs ?
Il y a un changement du comportement de l’acheteur et surtout un changement de l’acheteur. Je parle d’une façon très générale, car il existe des exceptions, mais, il y a vingt ans, les gens qui achetaient de l’art étaient aisés, non seulement dans leurs moyens mais aussi dans leur emploi du temps. Tandis qu’aujourd’hui les gens qui sont mécènes et collectionneurs ont tendance à être en train, soit de bâtir leur fortune, soit d’essayer de la sauver. Pour ces personnes-là, le modus operandi qui consistait à passer le jeudi après-midi à faire les galeries de Chelsea ou du Marais n’entre tout simplement pas en jeu. Les nouveaux collectionneurs sont pour la plupart des gens qui disposent d’un temps limité, et cela constitue une réflexion sur l’évolution de la société et pas seulement du monde de l’art.
Ces nouveaux collectionneurs mis à part, et toujours selon les galeristes, certains collectionneurs qui venaient régulièrement passent moins souvent et, de toute façon, n’achètent plus en galerie. Ce basculement ne va-t-il pas à terme poser problème si les galeries, qui sont vos clients, ne sont pas en bonne santé et doivent absolument compter sur les seules foires pour vivre ?
Il s’agit clairement d’un phénomène dans le monde de l’art, et celui-ci est décevant pour nous. Car, comme vous l’avez dit, ce qui est important pour nous c’est la santé des galeries, et si elles ne vendent que dans les foires, ce n’est pas bon du tout pour le monde de l’art. Aussi, si les collectionneurs ne voient les œuvres que sur les stands de foires, c’est très mauvais pour les artistes car, soyons clairs, même un très joli stand ne peut pas être comparé avec une galerie ayant une architecture très précise et voulue par le galeriste, et pour laquelle l’artiste a choisi de travailler avec cette galerie. On ne peut pas comparer entre elles les galeries de Franco Noero à Turin, d’Emmanuel Perrotin à Paris, ou de Gagosian et d’autres ; chacune a son caractère. Si on ne voit des œuvres que sur des stands de foire, on ne peut pas vraiment comprendre ce qu’est la galerie ou ce qu’est l’artiste, et c’est très dommage que certains collectionneurs ne fassent que le tour des foires. En revanche, beaucoup de collectionneurs, lorsqu’ils avancent dans leur trajectoire de collectionneur, vont dans les galeries ou même commencent à dire « je ne vais plus dans les foires » ; on voit quelques très grands collectionneurs qui disent « je ne fais plus six foires dans l’année comme auparavant. » Je pense donc que plusieurs phénomènes s’entremêlent.
Ce qui est clair pour nous, c’est que le processus idéal, c’est un collectionneur qui découvre une galerie dans une de nos foires et qui, ensuite, tâche de voir les expositions de cette galerie, ou qui, après avoir découvert une galerie lointaine dans une de nos foires, voyage pour voir cette galerie dans son contexte. Nous ne travaillons pas avec les galeries trois fois par an mais cinquante-deux semaines dans l’année. Nous voulons que les galeries soient suivies par les collectionneurs. Nous ne sommes pas une maison de ventes aux enchères, donc peu nous importe si l’œuvre est vendue avant, pendant ou après la foire. L’important est que le collectionneur et le galeriste aient établi une connexion qui permette à l’artiste de poursuivre son travail et lui donne le temps de développer son œuvre et sa carrière.
Vous dites souvent que la concurrence des maisons de ventes est pour vous un problème. En quoi et comment pensez-vous pouvoir ou devoir lutter ?
Une foire et une enchère sont deux choses différentes, la seule similitude, c’est que l’on peut y acheter de l’art. Les maisons de ventes grignotent de plus en plus dans le territoire qui était celui de la galerie. Traditionnellement, les galeries découvraient des artistes, faisaient évoluer leur carrière, puis, lorsqu’un second marché apparaissait pour cet artiste, elles y étaient impliquées. C’est de cette manière-là qu’ils pouvaient récupérer leur investissement. En revanche, si ce second marché se passe dans les ventes, l’investissement fait par la galerie pour faire grandir le nom et la réputation d’un artiste ne va ni à la galerie ni à l’artiste, mais plutôt au vendeur et aux maisons de ventes. Cela déstabilise donc le modèle classique de la galerie qui travaille avec un artiste sur le long terme. Mais il y a tout de même de plus en plus de collectionneurs qui comprennent qu’acheter dans une maison de ventes n’est pas la même chose que d’acheter dans une galerie. Quand on achète dans une galerie, l’artiste en tire bénéfice, le galeriste également, ainsi que tous les autres artistes de la galerie, car cela crée une fondation stable pour leur évolution. Je connais très peu d’artistes qui aiment que leurs œuvres partent aux enchères. Comment lutte-t-on contre cela ? Je pense qu’il faut faire comprendre aux collectionneurs les différences entre les deux milieux. Et je crois que c’est aussi le travail des galeristes de démontrer qu’une relation proche avec une galerie donne accès à l’artiste, à l’œuvre et à l’information sur l’artiste ; ce que l’on n’obtient pas de la même façon dans une vente aux enchères.
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Marc Spiegler : « La santé des galeries nous importe »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°393 du 7 juin 2013, avec le titre suivant : Marc Spiegler : « La santé des galeries nous importe »