Art contemporain

Majida Khattari

Par Valérie Marchi · L'ŒIL

Le 1 avril 2002 - 1138 mots

La plasticienne marocaine Majida Khattari s’est fait connaître en 1996 au travers de ses défilés-performances qui soulignaient la situation complexe de la femme dans l’Islam contemporain. Si aujourd’hui, rattrapée par l’actualité, elle ressent moins l’urgence de défendre la cause des Afghanes, elle reste une artiste engagée qui unit de façon spectaculaire et antagoniste art, mode et religion.

Pénétrer dans l’appartement de Majida Khattari, c’est un peu franchir l’une des portes de l’Orient. Cette ancienne étudiante de l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, puis de celle de Paris, a en effet conçu son intérieur à l’image de la problématique qui traverse aujourd’hui son travail : l’Orient, entre tradition et modernité. Née au milieu des années 60 à Erfoud au Maroc, cette jeune femme a grandi au sein d’une famille  libérale. Son père, ancien élève du lycée français, la familiarise avec la culture de l’Hexagone ; chez elle on lit L’Express et Paris Match. Très vite les études qu’elle suit à l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca ne lui suffisent plus. L’enseignement un peu monotone consiste à reproduire des natures mortes, à faire des compositions libres. Pour élargir son champ de connaissance, il n’existe ni musées, ni histoire de l’art arabe ! Lorsqu’elle débarque à Paris en 1989 et s’inscrit à l’Ensb-a, elle est férue de peinture classique européenne et rêve de percer les mystères des toiles de Nicolas Poussin. Déçue par l’enseignement, elle apprécie en revanche les cours de nu, car chez elle, c’est interdit. « Au début j’étais génée. Alors mon professeur me disait : Oublie que c’est un corps ! » A partir de 1994, et pendant un an, elle se consacre à la pratique de l’autoportrait photographique en noir et blanc. Les clichés sont ensuite inlassablement « voilés » par une mousseline tendue. « La pratique de l’autoportrait me posait problème. J’étais très mal à l’aise. Comment par cet excès de narcissisme pouvais-je parler de la situation des femmes musulmanes, moi qui étais en France, privilégiée et libre. Le message ne passait pas vraiment. » Même impasse dans la peinture : « Je n’arrivais pas à m’exprimer, je n’arrivais plus à composer. Je voulais inscrire le corps dans un mouvement, dans l’action. » En fait, c’est sa dernière année aux Beaux-Arts qui va être déterminante. « Les cours de design m’ont donné l’idée de l’objet et de la sculpture, avant j’étais uniquement dans le cadre ! »
A l’époque où les polémiques sur le foulard islamique défrayent la chronique française, elle a l’idée de concevoir des robes-sculptures qu’elle met en scène dans des défilés-performances. A grands renforts de croquis, elle dessine des vêtements qui soulignent la situation ambiguë des femmes arabes en France, tiraillées entre religion musulmane et éducation laïque républicaine. L’une de ses premières œuvres réalisée en 1996 est le Tchador de la République, vêtement en satin de soie qui recouvre entièrement le corps de la femme, l’entrave, mais sur lequel sont plaquées les trois couleurs synonymes de liberté, d’égalité et de fraternité. Les silhouettes entièrement voilées à l’afghane de certaines Marocaines croisées dans les rues de Casablanca, le combat isolé que mène Massoud contre les Taliban, la poussent à concevoir des modèles spécialement conçus pour celles-ci. Le plus radical d’entre eux, Kacha, présenté au Kunstmuseum de Lucerne en 2000, est un vêtement-fardeau en feutre (allusion à Beuys), qui, maintenu par des sangles, repose entièrement sur la tête du modèle, écrasant et comprimant le corps. En juillet dernier, lors de « Paris quartier d’été » au Centre Pompidou, elle durcit un peu plus son propos. Le défilé de 25 vêtements-sculptures illustre Les mille et une souffrances du Tchadiri (voile afghan). La série noire des Afghanes est saisissante : le vêtement torture le corps, soit il l’empêche de se relever, le modèle est alors obligé de ramper, soit il lui entrave les pieds ou les poignets. « Je voudrais par ces défilés désacraliser l’Islam », confie l’artiste. Dans Rêve de jeunes filles, le film que vient de lui commander le Centre Pompidou, Majida dissèque avec sensibilité et humour le mythe du mariage marocain. D’une durée de 28 minutes, la vidéo, présentée sous forme d’installation, révèle trois portraits différents et en même temps très proches. Une petite fille s’immisce entre chaque tableau pour lire un récit sur le mariage extrait de La Vivification des sciences de la foi de Rhazali, théologien du XIIe siècle. D’entrée de jeu, la narratrice énumère toutes les qualités dont doit faire preuve une bonne épouse musulmane : « la foi, le bon caractère, la beauté, la fécondité, la virginité... » Le premier portrait présente une brodeuse de trousseau d’une cinquantaine d’années éprise de tradition. Son monologue laisse percer les incohérences de sa situation. « Elle reste figée dans sa tradition, mais en même temps elle est célibataire et voyage toute seule », précise Majida avec un sourire. Le second nous invite à une mise en scène de mariage traditionnel où se mêlent exubérance festive, parure des corps, danses, rituels. Seuls quelques signes ont changé : « J’ai laissé planer l’ambiguïté car je ne voulais pas traiter de l’homosexualité. Ce n’est pas du tout mon propos. Ce que je veux souligner c’est la complexité de la situation, le tiraillement entre cette tradition et la modernité ». Puis viennent les propos enjoués d’une jeune française d’origine marocaine, libérée, qui rêve de se marier à l’orientale. Son approche est plus fantasmée que réelle. Dans une boutique de Barbès, elle essaye différents voiles et dit : « Les maris disent qu’une femme doit être belle pour son mari, pas pour elle même... j’étouffe ! Moi si je devais provoquer la tradition j’aurais un harem de garçons magnifiques, aussi beaux les uns que les autres... des blonds avec des yeux verts, des mats avec les cheveux noirs... Mélangeons cette part de liberté qu’on a gagné avec la civilisation française à la part de folie du traditionnel marocain, à sa féerie, pourquoi pas ? » Une analyse qui démontre que ce qu’elle connaît du Maroc et de la tradition c’est ce que ses parents lui ont raconté. « Elle est nourrie de clichés et ne voit que la fête, la féerie de l’instant, la souffrance, elle ne la soupçonne même pas ».
Un Maroc complexe, bourré de contradictions, attachant, que l’artiste ne veut pas voir tomber aux mains des intégristes. Cet été, elle projette de faire un défilé à Casablanca dans le cadre du premier festival d’art contemporain,  ce qui est loin d’être neutre. En effet, le seul article paru là-bas sur son travail disait que ses défilés faisaient l’apologie du foulard islamique !

- PARIS, Centre Pompidou, niveau 4, 19, rue Beaubourg, tél. 01 44 78 12 33, à partir du 6 avril et TULLE, Eglise Saint-Pierre-des-Carmes, tél. 05 55 26 22 05, 26 avril-20 juin. A lire : Majida Khattari, En familles, éd. Ensb-a, 40 p., 9,30 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Majida Khattari

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