Spécialistes en peinture ancienne ou en objets d’art, en art préhispanique ou en mobilier classique, jeunes galeristes ou antiquaires aguerris, nous proposons quatre portraits de marchands présents cette année à The European Fine Art Fair (Tefaf).
Robert Noortman (Maastricht)
Ce marchand hollandais installé à Maastricht s’est rendu célèbre pour ses coups flamboyants. Ses achats à un mois d’intervalle chez Christie’s de deux tableaux de Rembrandt, Le Portrait d’une dame âgée de soixante-deux ans pour 18 millions de livres sterling (26,68 millions d’euros) en décembre 2000 et le Portrait d’un homme au gilet rouge pour 11,5 millions de dollars (10,6 millions d’euros) en janvier 2001, ont largement défrayé la chronique. Tous les observateurs se sont interrogés sur les possibilités de revente de telles pièces. Les deux Rembrandt sont toujours en cours de négociation avec deux institutions, le premier pour 40 millions d’euros, le second pour 20 millions. Le marchand a toutefois réussi à céder en mai dernier un autre Rembrandt, le Soldat au casque, issu d’une collection privée américaine. Vieux loup de mer et vétéran au long cours du marché de l’art, Robert Noortman n’est pourtant pas un homme irréfléchi, tant s’en faut. Il débute ses activités en 1965 en achetant principalement pour sa famille. Ses activités embrassent tout de suite un champ large, des tableaux anciens à la peinture française du XIXe siècle. “À cette époque, on pouvait trouver trente peintures de qualité dans une vente, mais je n’avais les moyens d’en acheter que deux ou trois. Aujourd’hui, même si j’ai les moyens d’en acheter trente, je ne réussis à en trouver que deux. Également, on payait un Van Goyen 50 000 florins [25 000 euros au cours actuel]. Le même coûte à présent 500 000 dollars [463 134 euros]”, rappelle le marchand. Avec l’appui des banques, comme pour le Portrait d’une dame âgée de soixante-deux ans, ou en “compte à demi” avec d’autres marchands, il jette son dévolu sur des pièces de qualité. Il peut se targuer aujourd’hui d’un stock de six cents œuvres dont la moitié a été acquise avec des confrères. Comment Robert Noortman a-t-il réussi à se hisser au rang des grands marchands à partir d’une petite ville aussi ouatée que Maastricht ? “Ce n’est pas difficile de faire des affaires depuis Maastricht, il suffit d’avoir les bonnes pièces, déclare-t-il avec un franc-parler dénué de forfanterie. J’ai eu deux galeries, l’une à Londres entre 1974 et 1999, l’autre à New York entre 1980 et 1987. Cela supposait une grosse infrastructure, beaucoup de personnel. Je ne veux plus de tout cela aujourd’hui. Le fait d’arrêter ces galeries ne m’a pas porté préjudice. Depuis trois ans, mon chiffre d’affaires n’a jamais été aussi important.” Un chiffre proche de 100 millions d’euros. Il fut, voilà vingt-sept ans, l’un des cofondateurs de la foire de Maastricht, choisissant avec justesse cette ville située au carrefour de l’Europe. “Je ne pensais pas qu’elle deviendrait une foire aussi importante. Elle a progressé tout doucement. Le vrai tournant s’est fait à la fin des années 1980, début 1990. La Tefaf est aujourd’hui la foire la plus représentative de tous les pans de l’art.” La foire représente en moyenne 20 % de son chiffre d’affaires annuel. Bien qu’il juge les temps difficiles, Robert Noortman affiche à la Tefaf une pléiade d’œuvres à faire pâlir d’envie, dans une fourchette entre 50 000 et 4 millions d’euros. C’est à ce dernier prix qu’on pourra emporter une huile de Van Gogh de 1882, Femme réparant un filet à Scheveningen, récemment acquise auprès d’un particulier. Toujours issue d’une collection privée, cette fois américaine, le marchand proposera aussi pour 1,8 million d’euros une toile de Corot de 1873, “une des plus belles vues sur le marché depuis vingt ans”. Pragmatique, le marchand s’abandonne parfois à des accès de – vrai-faux – sentimentalisme : “Mon meilleur souvenir de la Tefaf ? Y avoir rencontré ma femme en 1979. Elle regardait timidement des œuvres sur mon stand !” N’avait-il pas aussi déclaré au sujet du portrait de femme de Rembrandt qu’il en était soudain tombé amoureux ?
Roxana Azimi
(1) Mode d’achat partagé entre plusieurs parties avec engagement réciproque sur le partage proportionnel des bénéfices et des pertes.
Nicolas Kugel (galerie J. Kugel, Paris)
Cinquième génération d’antiquaires, Nicolas Kugel est pourtant arrivé dans ce milieu de manière impromptue en 1985. L’ancien régisseur de cinéma n’était pas préparé à l’âge de vingt-trois ans à prendre la relève paternelle. Son frère Alexis, âgé de dix-neuf ans, n’y était pas plus prédisposé. Leur parcours reste à plus d’un titre exemplaire. Exemplaire, car ils ont acquis de manière empirique une connaissance que beaucoup de vieux renards de la profession pourraient jalouser. Dans cette affaire bicéphale, le partage des rôles n’est pas aussi tranché qu’on pourrait le penser. Certes, Alexis Kugel s’est taillé une réputation non usurpée de chercheur. Peu d’antiquaires peuvent se targuer comme lui de la confiance, voire de la révérence des conservateurs des musées français. Mais les deux frères se partagent plus volontiers les dossiers que les fonctions. La courtoisie de Nicolas et la timidité affleurante de son frère rendent mal compte de la ténacité de ces deux jeunes antiquaires qui ont apposé leur sceau personnel à l’enseigne familiale. “On a conservé la philosophie de notre père dans le sens où l’on est attaché à une certaine idée de qualité et de curiosité. Notre profession a toutefois évolué. Nous sommes face à une clientèle différente, plus exigeante que par le passé sur la prestation du marchand. Elle réclame notamment plus de précisions historiques”, explique Nicolas Kugel. La galerie marie l’exigence scientifique, atavisme germanique de la famille, à l’esprit du cabinet de curiosités : “Il existe deux façons d’appréhender les objets : la manière française est plus sensuelle, les objets sont intégrés à une idée de qualité de vie. L’optique germanique est plus scientifique. Les œuvres d’art sont des objets d’étude.” Le penchant pour l’éclectisme et le goût de l’objet insolite transparaissent au travers d’expositions comme le Trésor des Tzars (1998), les Joyaux de la Renaissance (2000) et, plus récemment, les Sphères, l’art des mécaniques célestes (2002). Celles-ci ont souvent éclipsé par leur originalité les stands cossus de leurs confrères à la Biennale des antiquaires. Si les Kugel ont déserté la Biennale depuis 1996 au profit de ces expositions off, ils restent fidèles depuis treize ans à la foire de Maastricht. Membre du conseil d’administration de la Tefaf, Nicolas Kugel mesure l’intérêt de ce salon qui, pour ne représenter qu’une part modeste de son chiffre d’affaires, reste important au niveau des retombées indirectes. “La plus grande réussite de la foire aujourd’hui, c’est d’avoir pu faire venir des gens qui n’ont jamais acheté et qui viennent pour la première fois. Le conseil a réussi à transformer une foire locale en foire internationale, professionnelle. Maastricht ne sera jamais une réunion mondaine. On y trouve une ambiance confraternelle, de vrais renvois d’ascenseurs. Ce n’est pas un panier de crabes.” S’il est vrai que la Tefaf n’a pas succombé à l’ambiance délétère de nombreux salons, on reste circonspect quant à l’angélisme supposé de ses exposants ! Parmi les quelque trois cents objets habituellement présentés par les Kugel à Maastricht, l’objet souverain sera cette fois le Char de Gambrinus, horloge automate en cuivre doré d’Augsbourg vers 1600. Cette construction truculente comprend un char à cinq roues tiré par deux éléphants chevauchés par des satyres. Sur la terrasse repose la figure très rabelaisienne de Gambrinus, mythique roi flamand. Le personnage tient dans sa main droite une chope de bière et, dans sa main gauche, une broche piquée d’un poulet et d’une saucisse. Une paillardise que ne désavouerait pas le public de Maastricht, habitué aux scènes de genre les plus goûteuses !
R. A.
Santo Micali (galerie Mermoz, Paris)
Ce grand professionnel européen de l’art préhispanique, expert près la cour d’appel de Paris, s’est toujours senti prédestiné aux arts du passé, car originaire de Sicile, “un pays de l’archéologie”. De toutes les civilisations, celles des Amériques, aussi vastes qu’elles soient – plus de 3 000 ans d’histoire sur deux continents –, le fascinent dès le départ : “J’ai toujours eu confiance en cet art avec lequel on ne peut pas tricher : soit une pièce est bonne soit elle ne l’est pas. Il n’y a pas d’intermédiaire.” Lorsqu’il ouvre sa galerie à Paris en 1970, rue Jean Mermoz, il a vingt et un ans. À l’époque, il n’est pas seul sur la place parisienne. Plusieurs marchands, à l’instar de Charles Ratton, Michel Roudillon, La galerie des Amériques ou Jacques Blazy, négocient leur passion pour les objets précolombiens. “En ce temps, on trouvait des choses.” Mais l’année 1974 a marqué la fin de toute possibilité d’exportation depuis des pays sources, devenus protecteurs de leur patrimoine. “Aujourd’hui, il faut attendre que les collectionneurs se séparent de leurs raretés, alors que, dans les années 1950, l’âge d’or pour le commerce de l’art précolombien, on pouvait en acheter par wagons entiers.” À l’heure actuelle, la rareté des pièces va de pair avec l’attachement des acheteurs pour leur collection. “Ce n’est pas un art spéculatif mais un art que l’on aime, que l’on garde et qui, bien souvent, se transmet.” D’où l’évolution des prix pour les plus beaux spécimens de l’art de l’ancienne Amérique : “Un objet extraordinaire qu’on pouvait acheter [l’équivalent de] 20 000 euros il y a trente ans, peut valoir jusqu’à trente à quarante fois plus aujourd’hui.” Cela n’a pas empêché Santo Micali d’inaugurer à Paris, en septembre 2002, un second espace d’exposition et de vente, rue des Beaux-Arts, “dans un quartier où il y a beaucoup de passage”. Depuis 1996, le galeriste participe à la foire de Maastricht, qui est, selon lui, “avec la Biennale des antiquaires à Paris, la meilleure foire. J’y rencontre de nouveaux clients, principalement européens”. Surtout spécialisé dans les arts de la Mésoamérique (nord de l’Amérique centrale) et du Mexique, son goût personnel s’affirme pour “les objets dépouillés mais chargés d’énergie, transmettant un savoir énorme, qui ont la plupart du temps appartenu à des castes de chamans. Par exemple, ceux des civilisations olmèque et izapa (fin période olmèque-début époque maya)”. Conquis par l’art mexicain du Veracruz, aussi bien pour ses objets votifs en pierre sculptée – jougs, palmes et haches –, que pour ses céramiques incomparables en terre cuite, il ne manquera pas de montrer par ailleurs à Maastricht une sélection de pierres sculptées du Guerrero, ces mystérieuses figures épurées, de style mezcala ou chontal, qui enthousiasment un très grand nombre d’amateurs. Il y présentera également, pour faire écho à l’étonnante exposition sur l’art aztèque qui se tient à Londres jusqu’au 11 avril, deux rares exemplaires aztèques (1325-1521) : une sculpture en pierre grise de 43 cm représentant la déesse de l’eau Chalchiuhtlicue, assise à l’indienne sur ses avant-jambes, les pieds tournés vers l’intérieur et les mains posées sur les genoux, et une statuette en pierre grise de 28,5 cm, montrant Ehécatl, le dieu du vent, une divinité importante parée d’un masque bucal qui est un avatar du dieu serpent à plumes Quetzalcoatl.
Armelle Malvoisin
Flore de Brantes (galerie Flore, Paris)
Rien n’arrête Flore de Brantes, figurant parmi les plus jeunes marchands de sa génération. Cette Franco-Américaine de trente-trois ans qui a ouvert sa galerie de mobilier français XVIIIe et XIXe siècles en 1998, sur la rive gauche parisienne, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, mène une carrière fulgurante. Ce n’est pourtant pas évident lorsque l’on n’est pas du sérail. Après des études d’histoire de l’art, elle se spécialise sur les meubles et les objets d’art, notamment auprès de Philippe Rouillac, commissaire-priseur à Vendôme, et poursuit parallèlement quelques activités de courtage dans l’art. Le temps de se constituer un bon carnet d’adresses, là voilà antiquaire ! Stoïquement, elle déclare : “J’ai toujours voulu faire cela.” En cinq ans, elle s’est fait reconnaître de ses pairs. Nouvellement admise dans la cour des grands à Maastricht, elle vient de gravir un échelon supplémentaire. Même si mettre un pied à la Tefaf, c’est un peu comme gagner sa place au paradis (des antiquaires et des collectionneurs), Flore de Brantes n’est pas sans stratégie, qu’elle énonce sans fioriture : “S’il y a un endroit au monde où il faut être pour rencontrer une clientèle internationale, c’est à Maastricht. Et si les Américains se déplacent une fois en Europe, cela sera à Maastricht.” Aussi sera-t-elle cette année plus que jamais par monts et par vaux. “On m’a toujours dit qu’en période difficile, il fallait sortir de chez soi pour se montrer. Alors c’est ce que je fais.” Écoutant sagement les conseils de ses aînés, qui ont, par le passé, essuyé d’autres crises économiques, elle part gagnante pour un parcours marathonien dont les étapes sont Bruxelles, Maastricht, le Pavillon des antiquaires à Paris et la Biennale des antiquaires de Monaco. Une première participation à la foire des antiquaires de Belgique, qui s’est achevée le 9 février (lire p. 27), lui a donné un avant-goût de l’appétence de la clientèle belge et flamande : “un attrait pour les meubles en bois doré ou en acajou et une aversion apparente pour le mobilier Empire et les bois naturels, a-t-elle tiré de cette expérience. Mais ce n’est qu’une première approche.” Pour Maastricht, elle présentera notamment un très grand et spectaculaire lustre italien du XVIIe siècle en bois argenté et doré, avec son argenture d’origine ; un beau bureau cylindre d’époque Louis XVI de Saunier, en placage satiné et orné de bronzes dorés ; une paire de fauteuils à châssis et à garniture amovible, d’époque Louis XV, estampillés Avisse ; une paire de fauteuils d’enfant en bois laqué crème, d’époque Louis XVI et estampillés Jullien ou encore un bureau plat en acajou et ébène au décor néo-égyptien, d’époque Empire et attribué à Bellangé. Elle a également sélectionné, par goût personnel, un ensemble d’objets de charme “dans l’esprit des cabinets d’amateur”, souvent à thème animalier, à l’exemple d’un grand sanglier d’extérieur en terre cuite de Toulouse datant de la fin du XVIIIe siècle.
A. M.
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L’épopée de Tefaf à travers le parcours de quatre marchands
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°166 du 7 mars 2003, avec le titre suivant : L’épopée de Tefaf à travers le parcours de quatre marchands