Le Musée archéologique national, à Bagdad, a survécu aux bombardements américains, mais n’a pas échappé aux centaines de pillards qui l’ont dévasté en deux jours. La plus grande collection publique muséale du Moyen-Orient a aujourd’hui disparue. Il est encore difficile de mesurer l’ampleur des dégâts, et il faudra plusieurs mois avant d’établir un bilan précis. Tandis que l’armée américaine est accusée de négligence voire d’indifférence, la communauté internationale s’organise pour la reconstruction.
PARIS - Pendant les heures qui ont suivi l’entrée à Bagdad des troupes de la coalition, le 9 avril, une douzaine de pillards a fait irruption dans le Musée national archéologique de la ville. C’est en vain que le gardien du musée, Abdulk Rahman, a tenté d’empêcher les premiers voleurs de passer par les portes de secours situées à l’arrière du bâtiment. Une fois l’entrée forcée, les gardes et les conservateurs ont été neutralisés. Menacés par des armes, ils auraient eux-mêmes ouvert les portes blindées de la réserve principale des collections du musée, qui compte environ 170 000 objets. Ce n’est que quelques heures plus tard que les troupes américaines ont répondu aux appels désespérés d’un conservateur, Raid Abdul Ridha Mohammed. Si les pillards se sont dispersés à l’arrivée des tanks, ils sont réapparus une demi-heure après le départ de ces derniers.
Le saccage du musée s’est poursuivi le 11 avril, après que des centaines de personnes ont accédé aux galeries supérieures. Même si la plupart des objets de petite taille avaient été retirés des vitrines et transférés, par mesure de précaution, dans les réserves, ce dès le début de la crise irakienne, les œuvres monumentales en pierre, tels des statues, mosaïques ou autres grands reliefs, trônaient dans les galeries, illusoirement protégées par des sacs de sable. Armés de barres de fer, les malfaiteurs, plus vandales que voleurs, ont brisé les vitrines et martelé les pièces, décapitant des sculptures millénaires. Ils ont ensuite pris pour cible les réserves du musée au sous-sol, en répandant le contenu des étagères à terre. Le 12 avril, les pillards étaient partis. Quatre jours plus tard, le ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, déclarait, dans Le Figaro, qu’il était difficile d’admettre “qu’avec ses forces, sa maîtrise absolue du terrain, l’efficacité de son renseignement, la coalition, pourtant dûment alertée par les universitaires, les scientifiques et les archéologues américains, n’ait pas anticipé et empêché les saccages qui viennent de se produire, particulièrement le pillage du Musée archéologique et l’incendie de la bibliothèque de Bagdad”.
Jacques Chirac s’est pour sa part déclaré “consterné” par ces pillages qui représentent selon lui “un véritable crime contre l’humanité”, ajoutant : “Nous devons exprimer notre indignation, notre condamnation et apporter notre soutien à l’Unesco, notre totale coopération.”
Les événements n’ont pas épargné la bibliothèque, les Archives nationales et la bibliothèque coranique de Bagdad, ravagées par un incendie le 13 avril. La plupart des manuscrits anciens, des registres d’antiquités, et les seules archives existantes de journaux irakiens sont partis en fumée. L’école des beaux-arts de Bagdad a elle aussi été complètement dévalisée et brûlée, tandis que le musée national d’art moderne, connu sous le nom de “Saddam Art Center” [centre culturel Saddam], a été pillé. Sa collection d’œuvres de Pionniers Irakiens, un groupe d’artistes du début du XXe siècle, est à présent perdue. Bagdad n’est pas la seule ville à avoir souffert. Le Musée de Mossoul, qui abrite la deuxième collection archéologique du pays, a vu disparaître l’ensemble de ses pièces importantes originaires de Ninive, Nimroud et Hatra. Malgré la promesse du Pentagone stipulant que “des milliers de soldats seraient là pour protéger la ville”, les militaires n’étaient n’était pas visibles. La bibliothèque de l’université de Mossoul et ses anciens manuscrits islamiques ont été pillés, tout comme les plus “modestes” musées de Tikrit et Bassorah. Seule bonne nouvelle du front, selon les premiers rapports, les grandes cités antiques d’Assour, de Ninive, Babylone et Nimroud n’auraient pas trop pâti des mouvements de troupes et des bombardements. Le site de Hatra et la cité antique d’Ur sont intacts. Mais le pillage des vestiges archéologiques demeure une menace, car beaucoup de sites importants restent sans surveillance.
Mobilisation internationale
Face à la crise, la communauté internationale se mobilise. Dès le 15 avril, la ministre britannique à la Culture, Tessa Jowell, a annoncé que des experts internationaux – des archéologues et conservateurs irakiens ainsi que les conservateurs des musées internationaux détenant le plus d’objets irakiens, à savoir le Musée du Louvre, le British Museum à Londres, le Metropolitan Museum of Art de New York et le Vorderasiatisches Museum de Berlin – formeraient une coalition pour venir en aide au Musée de Bagdad.
À Paris s’est tenue le 17 avril une réunion à l’Unesco avec une trentaine d’experts qui ont demandé “aux forces de la coalition [américano-britannique] de respecter les principes de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé”. D’ici une à deux semaines, une mission coordonnée par l’organisme ira évaluer l’étendue des dommages et pertes des biens culturels en Irak. Le directeur général de l’Unesco, Koïchiro Matsuura, a pour sa part insisté sur le fait que “des mesures d’urgence s’imposent, comme la mise en place par les autorités sur place et sur tout le territoire irakien d’une ‘police du patrimoine’ chargée de veiller sur les institutions et sites culturels, y compris les bibliothèques et les bâtiments abritant des archives”. Il a également souhaité que puisse être constituée très rapidement “une base de données regroupant l’ensemble des archives, listes et inventaires sur le patrimoine irakien, qui pourrait permettre aux autorités de douane et de police, mais aussi aux marchands d’art et à toutes les personnes concernées d’identifier et de connaître le statut de tel ou tel objet”. Et précisé que “cette base de données ne pourra[it] être opérationnelle qu’après une évaluation précise des éléments volés ou détruits, que seule une mission sur le terrain peut [leur] fournir”. L’Italie est le premier pays à apporter son soutien à l’Unesco, en offrant déjà une somme de 400 000 euros. D’autres États comme le Qatar, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Égypte ont promis des contributions financières. Koïchiro Matsuura s’est réjoui que de telles initiatives viennent alimenter le Fonds spécial pour le patrimoine culturel irakien tout juste créé.
La menace de trafic illicite
L’Unesco a appelé Interpol, l’Organisation internationale des douanes (OMD), la Confédération internationale des négociants en œuvres d’art (Cinoa), le Conseil international des musées (ICOM), le Conseil international des monuments et des sites (Icomos) ainsi que les principaux acteurs du marché de l’art à unir leurs forces “afin que les objets volés ne tombent pas entre les mains d’acheteurs”.
L’Antiquities Dealers Association of the United Kingdom (association britannique d’antiquaires) et l’International Association of Dealers in Ancient Art (association internationale des marchands d’art ancien ) se sont engagées à ne pas “acquérir des antiquités volées en Irak et à produire tous les efforts nécessaires pour s’assurer que de telles œuvres d’art seraient rapatriées”.
Pendant ce temps, à Washington, Martin Sullivan, président du Conseil des affaires culturelles du président Bush, a démissionné en signe de protestation face à l’inaction des troupes américaines, mais aussi parce qu’il “ne pouvait pas parler librement” en tant que fonctionnaire du gouvernement. Le secrétaire d’État Colin Powell a promis que les États-Unis œuvreraient “pour sécuriser le Musée national mais aussi pour récupérer les objets volés et participer à la réparation des dégâts”. Pour sa part, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, a déclaré que ces pillages “sont malheureux, les êtres humains imparfaits. On le voit lors d’émeutes à des matches de football à l’étranger”. Il a promis que les personnes qui rapporteraient les antiquités seraient récompensées. Aujourd’hui, des rumeurs circulent déjà à propos de tablettes cunéiformes offertes sur le marché à Paris, à Londres et en Iran.
Un débat ayant pour thème “Le futur du musée de Bagdad�? aura lieu le jeudi 15 mai de 18 h 30 à 20 heures à l’Auditorium du Louvre, en partenariat avec Le Journal des Arts. Entrée libre.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le musée de Bagdad perdu à jamais
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°170 du 2 mai 2003, avec le titre suivant : Le musée de Bagdad perdu à jamais