Huit mois après l’attaque du Musée national du Bardo à Tunis, son directeur, Moncef Ben Moussa, a reçu l’envoyé spécial du JdA. Il évoque la situation en Tunisie, la baisse de la fréquentation du musée, la coopération internationale insuffisante. L’attribution du prix Nobel de la paix au quartet parrainant le « dialogue national » dans le pays apporte pourtant une lueur d’espoir.
Archéologue passé par Nanterre, Rome et Tunis, Moncef Ben Moussa a été nommé en novembre 2013 conservateur du Musée national du Bardo. Faiblement doté, le principal musée du pays abrite pourtant une collection de mosaïques romaines considérée comme l’une des plus importantes au monde. Le 18 mars 2015, une attaque revendiquée par le groupe État islamique (EI) y a causé la mort de 22 personnes, dont une majorité de touristes étrangers. Huit mois après le drame et cinq ans après le début du « printemps arabe », Moncef Ben Moussa commente les enjeux touristiques, patrimoniaux et artistiques d’un des plus importants musées d’Afrique.
Le prix Nobel de la paix vient d’être décerné au quartet parrainant le « dialogue national tunisien ». Cette annonce doit avoir pour vous une saveur particulière…
C’est le triomphe de la raison. Après les attentats du Bardo et de Sousse, cela montre que le terrorisme et l’intolérance ne sont pas tunisiens. Malgré des moments difficiles et dans un contexte régional particulier, la Tunisie a une grande capacité au dialogue et à la concorde. Quand beaucoup craignaient que la Tunisie, à l’image de la Libye ou la Syrie, ne sombre dans le chaos, le prix Nobel met en lumière la capacité ancestrale des Tunisiens à aller vers l’autre. J’espère qu’il contribuera à redonner au monde l’image d’une Tunisie accueillante.
Comment la vie quotidienne a-t-elle changé depuis le 18 mars dernier ?
La crainte et l’espoir. D’abord, nous avons eu peur qu’ils [les jihadistes de l’EI] gagnent, qu’ils parviennent à leur but, qui est de passer notre héritage culturel sous silence. Mais la vague de solidarité qui a suivi nous a donné un espoir qui va croissant. La fréquentation reste problématique. Elle avait déjà connu une chute depuis décembre 2011 et le début du « printemps tunisien », passant de 600 000 à 200 000 visiteurs annuels. Aujourd’hui, le flux est encore moindre, avec à peine 15 000 visiteurs par mois.
Le Bardo abrite l’immense « Triomphe de Neptune », considéré comme la plus haute mosaïque murale du monde, ou encore le seul portrait de Virgile attesté à ce jour. Avez-vous constaté une prise de conscience des Tunisiens quant à la richesse de leur patrimoine ?
Indéniablement. Le phénomène est nouveau mais tangible. Malgré l’importance du tourisme, la culture a toujours été un domaine marginalisé de la politique tunisienne. Au mieux, la visibilité des arts vivants était le résultat d’une instrumentalisation du pouvoir politique. Les Tunisiens n’étaient pas assez conscients de l’importance de l’héritage culturel dans leur identité, et par conséquent, ils n’étaient pas très attachés à leur musée. Dans les années 2000, le Musée du Bardo recevait moins de 10 % de visiteurs tunisiens ! L’attentat semble avoir eu comme effet une réconciliation des Tunisiens avec leur patrimoine. Le service d’animation culturelle travaille pour que les jeunes venus avec l’école reviennent avec leurs parents, ce que j’observe enfin ici. Si cette dynamique se révèle durable, alors ce sera la meilleure réponse à l’attentat.
Vous possédez sans doute la plus grande collection mondiale de mosaïques romaines… sur lesquelles on marche pour visiter le musée. De quel budget disposez-vous pour l’entretien et la conservation ?
Le musée n’a pas de budget propre. Nous sommes une institution bicéphale. D’un côté, l’Agence de mise en valeur du patrimoine et de promotion culturelle (AMVPPC) gère l’accueil et la billetterie. De l’autre côté, l’Institut national du patrimoine (INP), duquel je dépends, emploie les 140 fonctionnaires (gardiens, ouvriers, chercheurs) qui font vivre le musée. La direction des musées, au sein de l’INP, arbitre toutes les dépenses, de l’entretien aux publications en passant par les salaires. Aujourd’hui, le Musée national du Bardo n’est pas encore doté à la hauteur du riche patrimoine dont il a la charge. Néanmoins, les choses changent : la ministre de la Culture, Latifa Lakhdhar, a récemment envisagé l’autonomisation du musée.
L’Hermaïon d’El Guettar (1) ou le Coran bleu de Kairouan sont des pièces exceptionnelles pour l’histoire des religions. Nécessitent-elles une protection ou une attention particulières ?
Ce sont déjà des éléments fondamentaux dans la muséographie, pour plusieurs raisons : d’abord, le musée est un lieu phare, laïc mais sacré, de l’identité tunisienne, et ces pièces en sont des éléments emblématiques. Ensuite, notre diversité religieuse et ethnique doit être une fierté. Parmi les visites guidées, il existe un « circuit des religions ». Dans le contexte actuel, notre mission intellectuelle impose de ne négliger aucune de nos composantes identitaires. Il faut y croire : le bon sens finit par gagner, l’endurance et la persévérance permettent de dire « non » à l’extrémisme et au fondamentalisme.
Quel a été l’impact de cinq années de « printemps arabe » sur la politique scientifique du musée ?
Le musée a lancé en 2009 un long projet de rénovation, prévu pour s’achever en 2012. Il a souffert d’un retard compréhensible et occupe encore l’essentiel de nos forces vives : 7 salles sur 40 doivent toujours rouvrir [dont les riches salles de préhistoire et d’art islamique, NDLR]. Concernant les expositions temporaires, le manque de moyens et la prudence liés au contexte politique ont limité notre action depuis cinq ans. Nous n’avons pas souffert de pressions politiques, même sous Ennahdha (le parti majoritaire entre 2011 et 2014), et c’était important. Malgré la méfiance à l’extérieur et la frilosité induite à l’intérieur, nous avons tenu bon et même les partis religieux ont compris qu’ils devaient respecter notre politique scientifique.
Les institutions culturelles jouent-elles leur rôle intellectuel ?
La culture est un moyen mais aussi un baromètre de la transition démocratique. On observe aujourd’hui une multiplication des initiatives culturelles, notamment pour les arts vivants. L’expression littéraire est aussi plus large, le premier acquis de la révolution étant la liberté d’expression. Comme le Bardo, la programmation et la fréquentation du Théâtre de Tunis ou du Centre de musique méditerranéenne disent beaucoup des changements en cours.
Avez-vous une tradition de coopération avec les autres grands musées du monde arabe, à l’exemple de ceux du Caire ou de Tripoli ?
Malheureusement non. Nous avons toujours collaboré avec la France, l’Italie, la Hollande ou les États-Unis, plus rarement avec nos voisins. Nous aurions beaucoup à échanger, mais je pense qu’ils sont — nous-mêmes en sortons à peine — dans une logique de survivance et de continuité, avec d’autres priorités.
Et avec le Louvre, un partenaire historique ?
Nous signons actuellement le renouvellement de notre convention quinquennale. Plusieurs chercheurs du Louvre travaillent encore ici.
Coopération toujours : en voisins de la Lybie, travaillez-vous beaucoup avec l’Icom sur le trafic illicite de biens culturels ?
Des efforts considérables sont faits dans ce sens. Le Musée national du Bardo vient d’accueillir, le 12 novembre, une journée sur le trafic illicite, et la directrice de l’antenne tunisienne de l’Icom travaille au Musée du Bardo. La police tunisienne a réalisé plusieurs prises importantes, dont l’une en provenance de Libye.
Quels sont vos objectifs pour le musée, à court et à long terme ?
Ma première ambition est d’achever entièrement la rénovation d’ici à la fin 2016. Sur le volet scientifique, je veux réveiller un musée mort depuis des décennies. L’excellente équipe qui m’accompagne est capable de publier sur toutes les périodes couvertes par le musée : nous allons produire un nouveau guide, le dernier ayant déjà trente ans. Enfin, il nous faut concevoir les catalogues de toutes les collections.
(1) L’Hermaïon d’El Guettar est un tumulus de pierres, de silex et d’ossements d’animaux, vieux de plus de 40 000 ans, interprété par son découvreur, l’archéologue Michel Gruet, comme un hommage à la source voisine, ce qui en ferait un des premiers objets strictement religieux recensés (au sens moderne du terme).
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Le directeur du Musée du Bardo témoigne
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Abonnez-vous dès 1 €Moncef Ben Moussa © Photo : David Robert.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°445 du 13 novembre 2015, avec le titre suivant : Le directeur du Musée du Bardo témoigne