Laurent Jacob : La Belgique à travers les "Off"

Un entretien avec Laurent Jacob

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 4 avril 2003 - 1089 mots

Réunissant au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris une quinzaine d’artistes, “Le colloque des chiens”? s’attache à la vitalité de la scène artistique de la Belgique francophone. Son commissaire, Laurent Jacob, directeur de l’Espace 251 Nord à Liège, revient sur sa proposition, tout en abordant la question de la création contemporaine en Belgique.

Intitulée “Le colloque des chiens” , votre proposition au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris, s’inscrit dans le cycle d’expositions “off” que vous avez réalisé à la Biennale de Venise. Pouvez-vous resituer votre exposition ?
C’est une réponse à l’invitation de Marc Kohen, le directeur du Centre. Il m’avait contacté, en 2001, suite à mon commissariat pour le pavillon belge de la Biennale de Venise, en 1999, et, d’autre part, suite à l’exposition a latere “La trahison des images – Portraits de scènes” qui s’était tenue au Palazzo Franchetti et à la Serra dei Giardini, lors de la 49e édition de la Biennale, en 2001. En 1999, Ann-Veronica Janssens et Michel François occupaient le pavillon, et, pour le “Off”, d’autres artistes étaient invités dans la ville. Aujourd’hui, ma proposition permet de poser la question générale des “Off” à Venise. Espace 251 Nord est présent depuis 1986 sur la réalisation de ces expositions  – celle du “Off” de 2003 est encore à l’étude. À quelques mois de la Biennale et de l’inauguration du pavillon belge, il me semblait important d’avoir un rappel. La Biennale de Venise est dans un moment de passage, prise entre le modèle du début du siècle, celui des petites maisons nationales, et les grandes expositions de l’Arsenal. Il y a finalement deux biennales et une rivalité. Le “Off” permet de régénérer les choses, de sortir des discours entendus sur les prix octroyant une reconnaissance officielle, de suivre la jeune création au plus près et de rendre un espace disponible pour la critique. “Le colloque des chiens” est donc à la fois un jingle pour les “Off “ passés de Venise et une “maquette” pour un déploiement potentiel. De mars à mai 2003, je propose donc, à Paris, une première présentation autour de la vitalité de notre scène artistique, avant, peut-être, une autre exposition en écho aux vingt-cinq ans en 2004 du Centre Wallonie-Bruxelles.

Votre exposition au Centre Wallonie-Bruxelles s’inscrit dans une volonté de montrer la scène contemporaine belge. Mais quelles sont les caractéristiques dominantes de cette dernière ?
Elle est d’abord extrêmement hétérogène. “Le colloque des chiens” fait justement éclater le concept de territoire. Les notions d’accueil, de transit, de nomadisme caractérisent particulièrement les pièces de l’exposition. Nous sommes dans un pays en voie d’éclatement, de dissolution, dans un reformatage riche et intéressant. Il existe une distinction forte entre ce qui se passe en Flandres et ce qui se crée en Wallonie. Dans l’exposition, la carte postale d’une proposition conjointe de Francis Alÿs et Honoré d’O est un clin d’œil à cette situation. L’ouverture européenne a permis un nouvel étalonnage des choses. Enfin, aujourd’hui, de jeunes artistes belges francophones se tournent vers la Hollande, d’autres vers l’Allemagne ou la France. Notre scène embraye le rythme nomade particulier à la création artistique contemporaine. Cette génération est donc caractérisée par sa mobilité et son désir de transhumance. La possibilité de transit, d’être là et ailleurs, est assez nouvelle pour nous.
Une spécificité se retrouve dans les démarches qui touchent au corps, à la parure. Elle est ainsi exprimée de manière non pathétique, non douloureuse, dans un exercice ludique. Des artistes comme Laone Lopes ou François Curlet jouent de personnalités d’emprunt, de changement de rôles, d’effets de doublures. On observe une grande aisance à changer de médium chez Michel François ou Francis Alÿs, sans parler de tous les emprunts à d’autres métiers. Je pense qu’il existe en Belgique une tradition de “touche-à-tout”, une manière de passer du langage à la photographie, du film à la sculpture, alliée à la mise en scène de son propre personnage, ce qui correspond aux pratiques de la scène internationale. 

Vous parliez de nomadisme, de brassage. Ces phénomènes sont exprimés ici par les hybridations – des Sculptures génétiques de Jacques Lizène aux Djellabas Nike, Adidas ou Fila de François Curlet. D’autres œuvres, comme l’Autoportrait contre-nature de Michel François ou The Dummy’s Lesson d’Eric Duyckaerts et Jean-Pierre Khazem abordent une question afférente à l’hybridation, l’identité.
La Belgique francophone a une grande chance, elle est presque sans ambition identitaire. Nous n’avons pas de captation sur cette question, que peut connaître un pays centralisé et riche tel que la France. À l’inverse, tout se passe à un niveau individuel. Les choses se jouent beaucoup plus volontiers à l’échelle de l’esprit et du corps de l’artiste. Ce qui fait déclic est davantage la “non-appartenance à” que l’”appartenance à”. Cela permet de se glisser dans la peau de toutes sortes de personnages, de changer de rôles, de rejouer la carte de l’introspection, de la pose. Dans l’Autoportrait contre-nature de Michel François, on peut ainsi voir une mise en danger, un vertige, avec ses référents psychanalytiques. La ventriloquie chez Eric Duyckaerts en est une autre forme. Je tenais beaucoup à cet effet de résonance, à l’intérieur des pièces elles-mêmes comme entre elles.

D’autres œuvres, je pense notamment à Surprise (Less Milk More Cocoa) de Patrick Guns – un gigantesque bonhomme de Kinder Surprise accompagné de la vidéo d’un rite vaudou visant George W. Bush – ou aux Pépites d’or de Pascale Marthine Tayou – installation autour du football en Afrique –, traitent plus lisiblement des questions d’échange ou de non-entente. En prenant appui sur des œuvres réalisées en Belgique, “Le colloque des chiens” n’est-il pas également un portrait de l’Europe ?
Vous mettez l’accent sur deux pièces qui ont des composantes politiques fortes. Elles sont disposées dans l’exposition pour former une sorte de parenthèse et proviennent d’une exposition que j’ai réalisée sur le site de Tour et Taxi, à Bruxelles, et intitulée “Ici et maintenant”. Celle-ci était une réponse immédiate à la situation bruxelloise. Bruxelles est une ville en changement permanent, elle est une caisse de résonance par rapport à différents contextes, européens ou mondiaux. Des manifestations d’agriculteurs aux réunions de l’OTAN, il se produit sans cesse des événements établissant la ville comme un Rubik’s cube des situations culturelles et socio-politiques. Il y a des choses que l’on ne va pas trouver dans des villes de plus grande importance, mais cela est en voie d’apparition. C’est cela qui est stimulant.

LE COLLOQUE DES CHIENS – OFF COLLECTION, BIENNALE DI VENEZIA PART. II

Jusqu’au 25 mai, Centre Wallonie-Bruxelles, 127-129 rue Saint-Martin, 75004 Paris, tél. 01 53 01 96 96, tlj sauf lundi 11h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Laurent Jacob : La Belgique à travers les "Off"

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