Malgré l’instabilité chronique, des communautés artistiques se développent au Moyen-Orient. Mais il existe encore de nombreux obstacles à leur développement.
Surdéterminé par l’histoire, le Moyen-Orient offre plus de questionnements que de réponses. Comment un écosystème artistique et, in fine, un marché peuvent-ils se développer en Israël, au Liban ou en Iran, pays plombés, qui par une instabilité politique et militaire, qui par des replis communautaires, ou pire, par l’étau fondamentaliste ? L’art peut-il s’y développer quand l’État, exsangue ou indifférent, laisse le champ aux seules initiatives privées ? Dans la bulle encore épargnée des émirats, les autorités témoignent d’un volontarisme aigu en matière d’importation muséale. Mais l’art prendra-t-il durablement racine dans des villes de passage, dont l’identité s’est construite sur l’hyperconsumérisme ?
Carrefour d’un dialogue possible entre l’Est et l’Ouest, le Liban fut ravagé en 2006 par les tirs de roquettes israéliennes et le meurtre du ministre de l’Industrie Pierre Gemayel. Après un temps d’hibernation, la communauté artistique reprend du poil de la bête. « Les Libanais s’éteignent très vite quand ça va mal et se recroquevillent dans leurs clans, puis se réveillent aussi vite », souligne la galeriste Andrée Sfeir-Semler, qui a ouvert une galerie à Beyrouth en 2005. « Depuis un an, beaucoup de gens qui n’achetaient rien d’autre que des peintures à mettre au-dessus du canapé se sont mis à collectionner sérieusement. » À côté des familles Farès et Jabre, ou de l’homme d’affaires Jimmy Traboulsi, une jeune génération d’amateurs libanais soutient les artistes du cru.
L’art, un dérivatif
Passé la frontière, une même « dynamique du désespoir », pour reprendre la formule du commissaire d’exposition Ami Barak, anime Tel-Aviv (Israël), où d’excellentes galeries telles Chelouche, Dvir, Irit Sommer ou Alon Segev ont tracé leur sillon, tout comme les collectionneurs Gil Brandes ou Doron Sebbag. Le boom du high-tech a même donné naissance à de nouveaux jeunes acheteurs. Une poussée qui peut sembler étrange rapportée au contexte. « Jusqu’en 2006, Israël vivait dans une ambiance de paix froide plutôt que de guerre échauffée », explique Gil Brandes, qui a lancé un fonds d’investissement en art en septembre 2007. « Quand vous ne pouvez dépasser les frontières, votre dérivatif, c’est l’art. C’est une façon de continuer à vivre. » Néanmoins, le contexte géopolitique revient au galop et infuse l’art israélien, parfois de manière outrancière. « Les artistes se sentent obligés d’avoir une position politique, citoyenne, explique Ami Barak. L’“israélité”, c’est la judéité passée sous les fourches caudines du profane, du sentiment national. » Un sentiment exacerbé qui peut expliquer le refus des artistes palestiniens de participer à des événements initiés par des Israéliens, par crainte de se voir instrumentalisés (lire le JdA no 289, 17 octobre 2008, p. 12). Que ce soit par nationalisme ou en raison des contingences économiques, les artistes israéliens tendent à rester dans leur pays. « Pour eux, il est important d’étudier à l’étranger, de participer à des résidences, d’être exposés à différentes cultures. Mais la majorité d’entre eux reviennent travailler dans leur pays d’origine », observe la galeriste Irit Sommer.
Crédit à la consommation artistique
Même sous le joug des ayatollahs, l’art fleurit en Iran, du moins dans les galeries. « Étant jugés élitistes, ne touchant pas les masses de la même façon que le cinéma, les arts visuels étaient tolérés, explique l’artiste iranien Farhad Moshiri. Ces deux dernières années, l’art est devenu une commodité au point que les gens empruntent aux banques pour acheter. » Il n’en ajoute pas moins : « Mon travail n’est pas bien compris en Iran ; le sarcasme n’a pas sa place. Vous ne trouvez pas de critiques. Beaucoup d’artistes continuent à se répéter, beaucoup de galeries ne fonctionnent pas sur le modèle de l’exclusivité. Vous voyez le même artiste exposer dans toutes les galeries. C’est une scène qui nourrit les ventes publiques. » Certes, quelques projets institutionnels privés sont en gestation, comme celui du collectionneur Ebrahim Melamed. Homme d’affaires basé à Dubaï et dont la fille a créé la revue d’art Bidoun, Farhad Farjam entend, lui, créer deux musées, l’un à Téhéran, l’autre à Shiraz. « Ma fille a pris la part intellectuelle, moi celle philanthropique, indique ce dernier. Aujourd’hui, le Musée d’art contemporain de Téhéran est devenu un centre d’exposition. Un lieu avec une collection permanente visible est nécessaire. » En attendant, Farhad Farjam a lancé en octobre au sein du DIFC (Dubaï International Financial Centre) la préfiguration d’un musée qu’il espère ériger dans l’émirat.
Censure à assouplir
Dans le puzzle des émirats, le milieu de l’art se résume principalement au marché, avec les ventes de Christie’s à Dubaï, celles prochaines de Sotheby’s à Doha (Qatar), ou les foires Art Paris Abou Dhabi (lire p. 23) et Art Dubaï. Jusqu’au contrecoup de la crise, la mercuriale y était satisfaisante, la B21 Gallery (Dubaï) effectuant 80 % de son chiffre d’affaires avec les clients moyen-orientaux. Déjà basée à Dubaï, la galerie The Third Line a, quant à elle, ouvert une annexe au Qatar en avril 2008. Une installation stratégique car le gouvernement s’est constitué en trente ans une collection d’art contemporain comptant 7 000 pièces, laquelle devrait rejoindre d’ici à deux ans le « Museum of Modern Arab World ». Les artistes peinent, eux, à trouver du grain à moudre dans une terre encore culturellement vierge. « Comment pourraient-ils rester ici alors qu’il n’y a pas de visa spécifique pour les artistes ? interroge Claudia Cellini, codirectrice de Third Line. À moins de travailler pour une entreprise, on ne peut pas louer un appartement. » Pour que les créateurs souhaitent rester, il faut également que les conditions de production et de monstration soient réunies. Aussi la Biennale de Charjah (Émirats arabes unis) a-t-elle institué en début d’année un programme de production d’œuvres indépendant de l’événement. « Je veux montrer qu’il y a une alternative au regard permanent sur l’Ouest », déclare Jack Persekian, directeur de la biennale. Reste que ces petits cailloux ne tracent pas encore un chemin. « À court terme, l’effet de l’art contemporain sur la région est faible, car il n’y a pas de masse critique suffisamment importante pour faire effet de levier, admet Jack Persekian. Mais je pense que d’ici à dix ans les choses changeront. » Un changement qui devra s’accompagner d’une révolution sociale et d’un assouplissement de la censure. Pour avoir publié des clichés jugés osés de la photographe Lara Baladi, la revue Bidoun a vu sa publication retirée de la circulation lors de la Biennale de Charjah...
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L’art dans les interstices
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°291 du 14 novembre 2008, avec le titre suivant : L’art dans les interstices