À travers une approche marxiste et psychanalytique, cet essai s’érige en critique des orientations de l’art contemporain en regard du post-capitalisme actuel. Un raisonnement biaisé par une essentialisation fantasmée de l’art.
Avec sa couverture réfléchissante à l’effet miroir joliment démonstratif, Du narcissisme de l’art contemporain est un essai consistant qui prend un parti critique frontal et énergique face à l’objet qu’il se donne : l’art contemporain. Le propos consiste à confronter la condition du post-capitalisme tardif qui est la nôtre et la production artistique contemporaine. Il s’agit de tenter d’associer une perspective historique issue d’une tradition marxiste et les signes et figures perçus comme exemplaires, voire symptomatiques, dans les œuvres issues de la production contemporaine. Sept chapitres retiennent autant de symptômes de l’égarement dénoncé de l’art contemporain selon sept thématiques : le vide, le banal, l’absurde, le déchet, le pornographique, le scatologique, le morbide.
Victime du consumérisme
La position des auteurs, Alain Troyas et Valérie Arrault, tous deux universitaires à Montpellier, est posée en introduction au prix d’une thèse massive, qui identifierait un très hégélien esprit du temps. Partant du constat que « le vieux rêve des avant-gardes du début du XXe siècle se réalise chaque jour un peu plus : la différence entre l’art et la vie s’abolit » (p. 13), nos auteurs voient l’art se perdre par l’exercice illimité de sa liberté, liberté qui a ouvert une ère du « tout est possible » et du n’importe quoi, asservie à l’assignation du libéralisme marchand de l’individualisme consommateur. D’où la vision d’un art d’aujourd’hui réduit à l’expression et à l’appréciation de la seule subjectivité de ses agents et des spectateurs : « La seule valeur à faire fructifier est donc le moi. Le moi-je, le moi d’abord, le moi seulement, le moi émotionnel, le moi du désir de lui-même… » (p. 18).
Voilà donc le narcissisme infantile devenu condition de l’art, jetant à bas par là même l’ambition émancipatrice de la modernité, loin, bien loin du « narcissisme positif » formulé par la Renaissance et construit comme un humanisme libérateur par les Lumières en leur siècle. En radicalisant son exigence de liberté et de dépassement des codes, la modernité a rejoint le décervelage consumériste, si profitable à l’hégémonie marchande. Un mouvement d’ampleur anthropologique de fragmentation du sujet contemporain effectué aux dépens des horizons vitaux d’utopie, d’idéal et de conscience sociale s’est imposé depuis la Seconde Guerre mondiale, suivant l’orientation d’un « libéralisme libertaire » dont l’art offre une expérience exemplaire.
D’où selon les auteurs, la « vérité actuelle qu’exprime l’art dit contemporain et qui se manifeste par le n’importe quoi, c’est-à-dire par la liberté qu’a la subjectivité de nier toute sujétion aux règles et codes antérieurs, est homologue et dépendante de ce qui se passe dans toute la sphère sociale (…) » (p. 14-15). Les auteurs s’appuient sur des notions comme celle d’inconscient collectif et des outils comme la sociopsychanalyse (p. 23) pour tenter de caractériser une attente globale des corps sociaux, au risque de simplification et de réduction normatives auxquelles ils n’échappent pas. Et bientôt d’opposer un « public » (sic) de l’art contemporain au « grand public », anciennement capable d’un « sentiment unanime d’admiration » désormais perdu.
Un populisme esthétique
Semble ici échapper aux auteurs l’aspect de fantasme nostalgique de cette affirmation, pourtant fondatrice de leur défiance à l’égard de l’art. Ainsi serons-nous passés d’une analyse légitime de déterminations sociales et des rapports d’asservissements socio-économiques à l’affirmation apodictique d’un ancien accord du sens commun prêté au public du XVe siècle devant, par exemple, une peinture d’Enguerrand Quarton (p. 32). Accord dont on nous dit, dans le même temps, qu’il se serait perdu et qu’il relève d’une condition jamais matérialisée, mais qui n’aurait manqué alors « si tout le monde avait eu accès » aux œuvres.
Nous nous retrouvons toujours, malgré un point de départ et des ambitions fondés sur la même attitude aporétique des pourfendeurs de l’art contemporain, comme il en est depuis trente ans et plus. Sous de nouveaux ou d’anciens costumes argumentaires, leur critique est posée sur un socle confus : ils ont tous – et même ceux qui se pensent comme ici inspirés par le matérialisme historique – recours implicitement à une notion générale et abstraite de l’art, une idée de l’art qui relèverait d’une essence supérieure.
Forts de cette illusion que l’art existe comme une chose unifiée portée par un essentialisme, qui souvent se cache à lui-même, nos auteurs forgent un singulier populisme esthétique sur fond d’humanisme nostalgique en seule réponse au caractère élitaire de l’art ; élitaire par ce fait qu’il n’est constitué que d’œuvres, qui sont autant de quantités discrètes au sens mathématique, singulières et discontinues. Un caractère aussi irritant qu’irréductible, et qui, loin d’un relativisme libéral, relève d’une dynamique conflictuelle, agonistique, défi signifiant permanent à la stabilité du sens, qui en fait le prix. Le développement du livre tirera des œuvres choisies exactement ce qu’il y cherche, au travers d’exemples qui convoqueront à charge, à l’occasion, le point de vue de « la ménagère de l’immeuble » (p. 105).
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L’art dans le miroir aux alouettes
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Légende photo
Le Caravage, Narcisse, vers 1598-1599, huile sur toile, 110 x 92 cm, Galerie nationale d'art Ancien, Rome.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°477 du 14 avril 2017, avec le titre suivant : L’art dans le miroir aux alouettes