Dans un entretien, l’historien Michel Pastoureau revient sur la richesse chromatique de l’époque romane et sa promotion du bleu en particulier. Il regrette que la couleur soit toujours la grande oubliée des spécialistes.
Historien, spécialiste de l’histoire des emblèmes, des symboles et de la couleur, professeur à l’École pratique des hautes études et à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris, Michel Pastoureau revient sur les fonctions et enjeux de la couleur à l’époque romane.
Quels rôles jouaient les couleurs à l’époque romane ; étaient-elles employées à des fins esthétiques, narratives, symboliques ?
Les artistes de cette période ont des stratégies de la couleur qui sont à la fois iconographiques et symboliques (plus rarement esthétiques), mais aussi économiques et cultuelles. Il y a des enjeux sur la couleur qu’on ne voit pas à l’œil nu. On ne pourra, par exemple, distinguer de visu deux pigments différents de bleu dans une enluminure, alors que, après avoir fait des analyses chimiques, on s’aperçoit que l’un des pigments coûte très cher, et que l’autre est au contraire très bon marché. Pour l’historien, il est difficile de travailler sur les couleurs du Moyen Âge, peu d’entre elles étant parvenues dans leur état d’origine. De plus, nous les analysons au regard de nos propres connaissances, qui sont loin d’être celles de l’époque romane. Il faut faire l’effort de les replacer dans leur contexte, ne serait-ce que pour ce qui concerne la lumière. À l’époque romane, les œuvres étaient regardées à la chandelle, à la lampe à huile ou à la bougie, ce qui n’a rien à voir avec la lumière électrique ! On ne savait pas éclairer uniformément une grande surface ; les jeux de clair-obscur étaient donc beaucoup plus importants. Il existe en outre des difficultés inhérentes à nos classifications qui influent sur la perception des contrastes. Ainsi, placer du vert et du rouge côte à côte (ce qui est très fréquent à l’époque romane) nous semble aujourd’hui criard alors que, pour l’œil médiéval, c’est au contraire très doux, presque comme un camaïeu ! Il faut faire l’effort de penser les couleurs par rapport aux sensibilités romanes.
Quelles sont les sources utilisées pour ce travail de recherche ?
On est obligé de passer par des sources indirectes, des textes évoquant les couleurs, des listes qui les classent dans un certain ordre. On s’aperçoit que le spectre de notre arc-en-ciel est très différent du classement de base médiéval : blanc, jaune, rouge, vert, bleu et noir. Le vert se situe entre le rouge et le bleu, très loin du jaune donc. Cela explique qu’à l’époque romane on ne mélangeait jamais du jaune et du bleu pour obtenir du vert, cela ne serait jamais venu à l’idée de personne ! Tous ces écarts de savoir, de pratique, de sensibilité, rendent complexe l’étude des couleurs.
Les avancées scientifiques ont-elles permis d’approfondir notre connaissance à ce sujet ?
Les études de laboratoire nous aident à identifier les pigments, à voir comment ils étaient préparés puis pratiqués, avec toujours ce danger de l’anachronisme. Pour la couleur, le danger est plus grand que partout ailleurs. Celle-ci nous est tellement familière que nous avons du mal à imaginer que nos ancêtres pensaient et percevaient la couleur autrement. On sait maintenant que toutes les églises étaient peintes à l’extérieur et à l’intérieur, de même pour la sculpture. Avec seulement quelques restes de polychromies – et il y en a quand même un certain nombre –, on a les moyens de dater les coloris, mais on ne peut jamais jurer que la couche la plus ancienne est contemporaine de l’architecture... On a beaucoup peint et repeint sur l’original, à la fin du Moyen Âge, au XVIIe siècle, et au XIXe.
Depuis quand les historiens de l’art ont-ils accepté l’idée que le Moyen Âge était une époque colorée ?
Cela remonte à l’époque romantique, en réaction au néoclassicisme qui voyait tout en monochrome ! Mais ce n’est vraiment que depuis une trentaine d’années que les archéologues et historiens de l’art travaillent de nouveau sur la couleur, avec des moyens scientifiques. Pendant longtemps ils refusaient d’admettre que les églises étaient polychromes. Il y avait une gloire du monochrome, due au fait qu’on travaillait essentiellement à partir de photographies en noir et blanc. Aujourd’hui, nous sommes plus attentifs à ces problèmes. Nous essayons de remettre en couleur – par des moyens informatiques par exemple – les édifices religieux. Les différentes études révèlent l’importance des couleurs à l’époque. L’église apparaît comme un véritable temple de la couleur, un lieu privilégié où s’accomplissent les rituels de la couleur. Même dans les châteaux, il n’y en avait pas autant !
Quelles étaient à cette époque les fonctions symboliques de la couleur ?
Les couleurs sont associées à des significations. Comme toujours dans le monde des symboles, chaque couleur est ambivalente, elle a des bons et des mauvais aspects. Le noir peut représenter la mort, l’Enfer, le péché, la punition, mais aussi la tempérance, la modestie, l’humilité, l’austérité et l’autorité. Une partie des choix chromatiques opérés par les peintres ou les teinturiers s’appuient sur cette symbolique. Le grand fait coloré de l’époque romane, c’est la promotion de la couleur bleue. Le bleu, jusque-là peu valorisé à l’inverse du blanc, du rouge ou du noir, devient une couleur à part entière, symbolisant des personnes divines, le ciel, la Vierge. Cela est visible dans tous les supports, peinture, enluminure, sculpture…
Des expositions comme « La France romane » peuvent-elles vraiment rendre compte de cette richesse chromatique ?
Les manuscrits enluminés donnent une bonne impression de polychromie, la présence de l’orfèvrerie et des vitraux apporte également de belles taches de couleurs. En revanche, pour les sculptures ou éléments architecturaux, on reste dans le monochrome. D’une manière générale, il faut regretter que les spécialistes soient si peu attentifs aux couleurs, même les historiens de la peinture ou ceux du vitrail. Ils préfèrent se concentrer sur des problèmes de styles, d’attribution, de datation. Des livres entiers s’écrivent sur la peinture médiévale sans que l’auteur s’intéresse à ses différentes pigmentations ! La couleur reste la grande absente de l’histoire de l’art. Au Moyen Âge pourtant, à l’époque romane en particulier, la quête de la couleur est une obsession. Pour de nombreux prélats, la couleur crée la lumière et dissipe les ténèbres.
- À noter : cycle de conférences au Musée du Louvre, à 12 h 30, mercredi 23 mars, « Voir et penser la couleur à l’époque romane », par Michel Pastoureau ; mercredi 6 avril, « La décoration des églises romanes françaises », par Herbert L. Kessler, Johns Hopkins University, Baltimore ; mercredi 13 avril, « La couleur dans le vitrail roman », par Claudine Lautier, CNRS. - À lire : Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur (2000) ; Une histoire symbolique de l’Occident médiéval (2004), éditions du Seuil.
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« La couleur, obsession de l’art roman »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°211 du 18 mars 2005, avec le titre suivant : « La couleur, obsession de l’art roman »