En Corée, les différents genres musicaux regroupés sous le terme de K-pop sont devenus un véritable phénomène sociologique habilement promu à l’étranger par l’État. Cette industrie culturelle a réussi à se rendre légitime auprès des musées et du marché de l’art. Explications.
Corée du Sud. Lors du dernier « Museum Summit » organisé en mars dernier à Hongkong, Inkyung Chang, présidente de la National Museum Foundation of Korea, a mis en lumière un changement de paradigme. Partant du principe que les musées « servent de médiateurs entre les collections, les visiteurs et le reste de la société », elle a souligné le rôle moteur des célébrités de la K-pop dans l’attraction des jeunes générations vers les institutions culturelles. Autrefois considérées comme illégitimes, elles sont désormais devenues la cible choyée de la communication des musées, y compris celle du Korea National Museum qui a connu un pic de fréquentation et de ventes dans sa boutique après la visite et la performance du boys band BTS sur son parvis en 2020. Ce rôle est également patrimonial : le gouvernement sud-coréen s’appuie sur les acteurs de la K-pop afin d’amplifier le rayonnement de son patrimoine culturel. À cela s’ajoute la consécration de personnalités de la K-pop en tant que collectionneurs sur le marché de l’art. Conçue pour le grand public, l’industrie de la K-pop a réussi à s’introduire dans les cercles élitistes du monde de l’art et de la culture.
Critique d’art installé à Séoul depuis plus de dix ans et fondateur de la plateforme en ligne Seoul Art Friend, Andy St. Louis constate un phénomène similaire concernant le rôle de RM (Kim Nam-joon), membre du groupe BTS, en tant que puissant promoteur de la scène artistique contemporaine : « C’est ce qu’on appelle “l’effet RM” qui se produit chaque fois qu’il partage des photos d’une exposition qu’il a visitée sur son compte Instagram. » Le nombre de visiteurs augmente instantanément, au point parfois de créer de longues files d’attente.
Cet effet est intrinsèquement lié aux réseaux sociaux que l’ensemble des acteurs de la K-pop maîtrisent parfaitement. À cet égard, l’écart avec les musées est frappant : RM compte actuellement 45 millions d’abonnés sur son compte Instagram (74 millions pour celui de BTS), contre 146 000 pour le National Museum of Korea et 250 000 pour le MMCA, principal musée public d’art moderne et contemporain en Corée du Sud. Une fraction seulement des abonnés de la star pourrait constituer un accroissement significatif pour le National Museum of Korea et le MMCA de Séoul dont la fréquentation a connu une forte hausse en 2022, avec respectivement 3,4 et 1,8 millions visiteurs.
Outre son rôle de promoteur culturel, l’industrie de la K-pop est également le sujet d’expositions muséales, telles que « CONNECT, BTS », l’exposition multisite de 2020 [voir encadré ci-dessous]. « K-P.O.P., Korean Contemporary Art », l’exposition du Musée d’art contemporain, MOCA Taipei, organisée en 2014 a constitué une entrée en matière. Conçue par les commissaires Yoon Jin-Sup et Han Ji Yun, cette exposition présentait dans le musée public taïwanais les œuvres de 19 artistes coréens, dont Kimsooja, Yeesookyung et Osang Gwon. Elle était moins axée sur la musique que sur l’influence de la culture populaire sur les arts visuels.
Plus récemment, « Hallyu ! The Korean Wave », s’inscrit dans une veine similaire tout en s’ouvrant à l’ensemble des industries créatives coréennes, du cinéma à la musique, en passant par la mode et les arts visuels. Organisée au Victoria & Albert Museum de Londres, l’exposition a reçu le soutien du ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme de la République de Corée.
La K-pop est également devenue une source d’inspiration pour les plasticiens contemporains. Sin Wai Kin, artiste canadien non-binaire, connu auparavant sous le nom Victoria Sin, a ainsi travaillé sur le concept de boys band dans son installation vidéo It’s Always You (2021). L’artiste s’intéresse en particulier à la segmentation genrée et l’univers visuel des groupes coréens, un matériau de prédilection pour sa pratique interdisciplinaire centrée sur la performance et l’art vidéo. Sin Wai Kin considère les boys bands comme un « parfait médium pour réfléchir à la façon dont les identités se construisent », un sujet au cœur de son travail sur le genre et la sexualité. Cette entreprise de déconstruction prend des accents debordiens lorsque l’artiste conçoit l’industrie de la K-pop comme « une machine capitaliste » ayant pour but de stimuler « un très fort sentiment de désir chez les jeunes ».
L’implication des acteurs de la K-pop dans la promotion du patrimoine culturel prend diverses formes. Elle s’illustre notamment à travers le K-Pop World Festival organisé depuis 2011 par le ministère des Affaires Étrangère de Corée du Sud. La finale de ce concours aura d’ailleurs lieu au centre culturel coréen à Paris, le 21 octobre prochain. Le réseau diplomatique et culturel du pays a ainsi pleinement intégré la K-pop à sa politique et à ses actions de promotion de la culture coréenne.
Autres entités gouvernementales, CHA (Korea Cultural Heritage Administration) et KTO (Korea Tourism Organization) suivent la même ligne. Le boys band Monsta X a ainsi participé à la campagne « Visit Cultural Heritage » en 2020 orchestrée par CHA. Quant à KTO, l’office du tourisme coréen a collaboré avec Leenalchi, groupe indépendant de « pansori pop », un genre musical inspiré du chant traditionnel « pansori », pour sa campagne « Feel the Rhythm of Korea ». La série de vidéos musicales ainsi produites en 2021 pour promouvoir le tourisme des principales villes coréennes, dont Séoul et Busan, est toute aussi originale que truculente.
Un autre aspect de ce mélange des genres est l’inauguration en 2019 d’une sculpture monumentale en bronze en hommage à « Gangnam Style », le tube planétaire de Psy de 2012. Conçue par l’artiste coréen Hwang Man-seok et installée dans le quartier même de Gangnam, l’œuvre inscrit la K-pop dans le paysage urbain de la capitale, à l’instar du Charging Bull (Arturo Di Modica, 1989) de Wall Street ou du Cloud Gate (Anish Kapoor, 2006) de Chicago. Rappelons que ce hit avait inspiré à Ai Weiwei une reprise parodique du clip de la chanson dans laquelle il apparaît menotté, en référence à son emprisonnement par les autorités chinoises. Censurée en Chine peu après sa diffusion en 2012, la vidéo fut suivie d’une seconde réalisée par Anish Kapoor en soutien à l’artiste. Au-delà de l’anecdote, on note ici la viralité de la K-pop au cœur le monde de l’art.
Parallèlement aux actions des pouvoirs publics coréens, on observe des initiatives privées d’institutionnalisation de la part des « big four », les quatre principaux producteurs de K-pop, à savoir YG Entertainment (Blackpink, Big Bang), JYP Entertainment (Itzy, Got7), Hybe (BTS, Enhypen) et SM Entertainment (EXO, NCT). Ce dernier a créé le SMTown Museum en 2018. En porte-à-faux avec la définition du musée selon l’Icom (International Council of Museums), ce lieu avait plutôt pour but d’offrir un espace d’immersion et d’échanges pour les fans des artistes du studio, ainsi que de vendre des produits à leur effigie. Fermé récemment, un programme d’expositions itinérantes semble en avoir pris le relais. Pour sa part, Hybe a inauguré Hybe Insight en 2019, centre d’exposition d’art qui a consacré une exposition monographique à Tom Sachs en 2022. Intitulée « Boombox Retrospective », elle rassemblait une quinzaine d’œuvres de l’artiste américain créées entre 1999 et 2022, et fut organisée en collaboration avec la galerie Thaddaeus Ropac de Séoul et l’Art Sonje Centre. La vocation de ce lieu tend toutefois à s’éloigner de l’art contemporain au fil des derniers projets.
Le marché de l’art s’est également familiarisé avec le monde de la K-pop. À deux pas de la sculpture Gangnam Style, Frieze Seoul a tenu sa 2e édition dans le centre d’exposition COEX. Frieze Seoul a souligné plus encore ses affinités musicales avec le lancement de Frieze Music, organisée pour la première fois à Séoul pendant la foire [voir ill.]. Cette initiative fut d’abord lancée à Londres et à Los Angeles en 2020, mais compte pour la première fois des artistes issus de la K-pop. APRO, Colde et Khakii ont ainsi donné un concert le 8 septembre dernier en partenariat avec BMW. Pour Patrick Lee, directeur de Frieze Seoul, il s’agit de mettre en valeur « tout ce que Séoul a à offrir ». Parallèlement, la présence de célébrités sur les stands (RM et Jimin) et aux soirées de la foire a eu un retentissement médiatique notable. Quelques voix parmi les collectionneurs et les galeries s’inquiètent toutefois de voir la création artistique ainsi éclipsée par le star-system.
Les maisons de ventes se sont également rapprochées de certaines personnalités, comme T.O.P. (Choi Seung-hyun). En 2016, Sotheby’s Hongkong a fait appel à ce membre du groupe Big Bang en tant que « commissaire-invité » pour l’une de ses ventes. Lui-même collectionneur d’art, il a développé une expertise reconnue par les professionnels, à l’instar de RM. En 2015, T.O.P. avait déjà co-organisé « The Eye Zone », une exposition d’art contemporain asiatique au Art Science Museum de Singapour en collaboration avec le commissaire Lee Young-joo. Il a par ailleurs prêté des œuvres de sa collection pour « Shooting the Elephant - Thinking the Elephant », l’exposition consacrée à Haegue Yang au Leeum Samsung Museum of Art de Séoul. À la tête d’une collection de plus en plus importante, il réfléchirait à la création d’un musée pour la partager avec le public.
« Connect, BTS » : une « artification » de la K-pop
EXPOSITION. Conçu et cordonné par Daehyung Lee, le projet artistique « CONNECT, BTS » s’est déployé en 2020 dans cinq villes du monde : Berlin, Buenos Aires, Londres, New York et Séoul. Daehyung Lee est une personnalité reconnue et influente du monde de l’art : commissaire du pavillon coréen de la Biennale de Venise en 2017, il est également membre du conseil d’administration de la Fondation Nam June Paik et fondateur de Hzone, sa propre agence de conseil en « curation ».
Cette exposition n’était pas la première du groupe BTS (plusieurs ont eu lieu depuis 2015), mais reste la plus ambitieuse à ce jour. Réunissant 22 artistes, le projet repose sur deux notions clés de la « philosophie » du groupe de K-pop : diversité et périphérie. Ce projet a été conçu à partir du dialogue entre le commissaire et Hybe, mettant l’accent sur la signification de l’art et les défis auxquels les jeunes sont confrontés, et dus en particulier à la prévalence de récits négatifs et des rhétoriques toxiques sur les réseaux sociaux. D’où le principe de les « connecter » à l’art, tout en donnant la parole aux communautés marginalisées.
Daehyung Lee a pris soin de collaborer avec des institutions comme la Serpentine Gallery de Londres et le Gropius Bau de Berlin, tout en s’entourant d’artistes de renommée mondiale, tels qu’Antony Gormley, Tomás Saraceno et Ann Veronica Janssens. Outre les affinités narratives avec le storytelling du groupe BTS, cette exposition résonne également avec son univers visuel qui multiplie les références aux beaux-arts au fil de ses vidéos musicales. Le clip de « Blood Sweat & Tears » de 2016 (950 millions de vus sur Youtube, voir ill.) est particulièrement emblématique avec ses reproductions de La Chute des anges rebelles de Pieter Brueghel l’Ancien et de la Pietà de Michel-Ange, dans un musée imaginaire.
Les motivations de Hybe sont peut-être également d’ordre financier : le studio coté en Bourse. Or cette stratégie d’« artification » tend à distancer BTS de l’image commerciale et standardisée associée à la K-Pop. Un supplément d’âme potentiellement plaisant pour les actionnaires du groupe qui investiraient non seulement dans des valeurs mobilières mais également artistiques (ou « artifiée » pour les plus sceptiques). Le musée demeure une instance de consécration artistique incontestée. Son recours permet à la K-pop de sophistiquer son aura, tout en capitalisant sur son succès populaire. Cet engagement cultive en outre le statut de BTS comme « trésor national », une caractéristique des groupes de K-pop en Corée du Sud, comme le souligne Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli dans leur ouvrage K-pop, Soft Power et culture globale (2022).
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K-pop, pourquoi cette industrie musicale séduit tant le monde de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : K-pop, pourquoi cette industrie musicale séduit tant le monde de l’art