À la faveur de prêts majeurs et d’un discours élaboré, l’exposition Balthus de la fondation Pierre Gianadda à Martigny, en Suisse, donne à voir une création dont l’éparpillement le dispute à la rareté. Rétrospective d’une œuvre d’introspection.
Une brève recension historiographique pourrait suffire à désigner les expositions dont le seul argument scientifique fut la célébration d’un anniversaire. À croire que la cérémonie aurait supplanté le propos ; le jubilé, l’argument ; la forme, le fond ; la communication, la communion.
L’année 2008 n’est pourtant pas une année anodine quand l’on sait que celle-ci marque le centenaire de la naissance de Balthus comme le trentenaire de l’inauguration de la fondation Pierre Gianadda. L’histoire de l’art préférera plutôt se souvenir que la date coïncide avec le vingt-cinquième anniversaire de la redécouverte de l’artiste lors de l’exposition qui lui fut consacrée au Centre Georges-Pompidou en 1983. Avec déjà, dans le rôle du souffleur de bougies, le même Jean Clair, auquel revient, avec Dominique Radrizzani, le commissariat de la présente manifestation helvète.
Mais nulle méprise ne saurait être possible : si l’exposition sise à Martigny doit faire date, c’est moins par son millésime que par la qualité du nectar mis en bouteille. Le flacon et l’ivresse, en somme.
Balthus fut longtemps avare en déclarations, et l’on peina à recueillir de cet enfant du siècle une confession concernant ses aînés tutélaires ou ses prédilections esthétiques. Les expositions qu’il organisa à la Villa Médicis lors de son directorat aident toutefois à deviner ce qui, déjà, transpirait dans sa peinture et, exceptionnellement, dans ses amitiés. Ce fut là pour Balthus un luxe éminent que de pouvoir contempler jalousement, à portée d’œil et de main, les œuvres de ceux qui constitueront son panthéon secret : Courbet (1969), Giacometti (1970), Bonnard (1971) et Derain (1976).
Le voyage en Italie marque profondément sa peinture
Mais peut-être convient-il de remonter plus avant et de sauter quelques générations pour déceler des influences substantielles. En 1926, grâce au mécénat du professeur et collectionneur Jean Strohl, Balthus effectue un voyage en Italie dont l’importance se traduit instamment dans sa peinture. Ébloui par Masolino et Masaccio au Carmine de Florence, l’artiste s’imprègne d’un enseignement majeur sur la volumétrie et la rigueur de la composition. Seul exemplaire d’une série disparue, la copie du Saint Pierre distribue les aumônes de Masaccio s’avère nodale. Pour preuve : six ans après le voyage florentin de Giacometti, Balthus signifie son admiration décisive pour un quattrocento avec cette toile reliquaire qu’il offre... à Derain.
La Légende de la Sainte Croix de Piero della Francesca constitue une rencontre tout aussi déterminante, ainsi que l’attestent les répercussions dans une œuvre désormais irriguée par la géométrisation des volumes, l’apparente matité des couleurs ou la distribution lisible des personnages. Balthus entrevoit immédiatement les possibles de la découverte de ce nouveau monde : devenir, à l’image de Poussin, le passeur d’une tradition réinventée pour la modernité.
Adolescentes. Ces corps nus disent l’Irrémédiable du temps
La présente exposition à la fondation Pierre Gianadda, en plébiscitant un accrochage chronologique, confirme la permanence d’un thème balthusien qu’une glose abondante a pour partie altéré : l’adolescence. Une taxinomie puritaine aurait tendance à classer ces effigies de jeunes filles dénudées en fonction de leur degré de dévoilement, de la simple pose alanguie à l’effeuillement le plus lascif. Il n’en est rien.
La Toilette de Cathy de 1933 comme La Chambre (I), quinze ans plus tard, mettent au jour l’intention qui préside à ces œuvres que l’on eût pu penser strictement licencieuses si elles n’avaient été aussi savantes. En témoigne la lumière diffuse qui irradie d’étrangeté des scènes intimes ou intimistes que peuplent des corps nubiles et opalescents fixés dans des poses incertaines et désarticulées. Une triangulation savante expose ces adolescentes au cœur d’une énigme insoluble qui pourrait emprunter ses termes à Gauguin : d’où viennent-elles ? qui sont-elles ? où vont-elles ? Mais ici, pas de Maison du jouir, juste des corps qui apprennent à domestiquer leur nudité dans la prose d’un quotidien rendu éternel et immémorial par la magie du pinceau.
Thérèse rêvant (1938) et Jeune Fille endormie (1943, voir p. 40) donnent à voir non pas une quelconque obsession libidineuse, mais bien plus l’indiscrétion d’un artiste perçant les arcanes du rêve, de la nostalgie et de l’abandon. L’érotisme est un seuil à franchir au-delà duquel s’exhibe non pas une nudité pubescente et impudique, mais une indifférenciation sexuelle, celle d’une Adolescence quittant l’âge d’or de l’Enfance pour le règne de l’Adulte. Ces corps disent ce qui jamais plus ne sera et qui, désormais, adviendra. Ils disent l’Irrémédiable du temps dont ils fixent la fugacité transitoire avant la déliquescence létale. Comme les enfants Dedreux de Géricault, ils gênent non par leur maniérisme indécent, mais par leur triste vérité, conscients, comme des adultes qu’ils ne sont pas encore, que l’enfance s’enfuit et que s’ouvre un autre monde régenté par de nouvelles lois, moins candides et plus viciées (vicieuses ?).
Avec Les Beaux Jours (1944-1946, voir p. 41), Balthus explore sans pareil le répertoire allégorique. La jeune fille, indolente sur son sofa, contemple dans un miroir ce qui bientôt se dérobera. Perdue dans une méditation sibylline, elle se refuse au regardeur comme elle ignore ce jeune homme agenouillé qui semble tromper le temps (et le perdre) en attisant... un feu.
Résidences. Géographie parisienne ou balthusienne ?
Au cœur de cette collusion de chefs-d’œuvre, une confrontation exceptionnelle permet de mesurer l’ampleur de la science de Balthus. La Rue (1933) et Le Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954) investiguent avec vingt ans d’écart la géographie parisienne de Balthus. Nourries de la leçon des Anciens, les deux toiles parviennent à réinvestir une scène quotidienne et urbaine d’un souffle d’éternité où le temps paraît suspendu.
Poses figées, couleurs sourdes, visages ronds, perspective saturée : ces deux théâtres fantasmagoriques à ciel ouvert parlent la langue d’un Piero, d’un Masolino, d’un Giotto, d’un Poussin ou d’un De Chirico. Éminemment moderne, cette syntaxe élaborée se suffit de son syncrétisme. « Poésie muette », elle n’a pas besoin de mots. À l’image de ceux, gommés, qui figuraient sur les enseignes de La Rue. Seules subsistent, dans Le Passage, les quelques lettres noires d’une devanture de serrurerie dont la jeune fille méditative au premier plan semble essayer de saisir le sens. C’est là que, durant la Révolution, furent affûtées les premières lames de guillotine expérimentées sur quelques agneaux expiatoires. Et n’est-ce pas l’un d’entre eux, plutôt qu’un simple chien, qui hume le sol encore imprégné de cette Histoire singulière et majuscule ?
Sur la devanture, il est écrit en lettres capitales « Registres », comme pour ces innombrables registres de lecture qui traversent l’œuvre de Balthus et la rendent érudite, splendide et inépuisable...
1908 Naissance à Paris de Balthazar Klossowski de Rola, dit Balthus. 1914 De nationalité allemande, la famille Klossowski est contrainte de quitter la France et s’établit à Berlin. 1917 Se fixe à Genève. 1920 Le poète Rilke, amant de la mère de Balthus, aura une grande influence sur le peintre. Début de la passion de Balthus pour la culture chinoise. 1924 Bonnard et Maurice Denis lui conseillent de copier Poussin au Louvre. 1926 Passe l’été en Italie. 1932 Partage un appartement avec Pierre et Betty Leyris. 1933 Se lie avec Giacometti, Jouve et Derain. 1939 Envoyé en Alsace, Balthus est blessé. 1940 Démobilisé, il rentre à Paris. Picasso achète Les Enfants Blanchard chez Pierre Colle. 1945 Se lie avec l’éditeur Albert Skira, retrouve Giacometti et Jean Starobinski et fait la connaissance d’André Malraux. 1950 Crée les décors et costumes de Cosi fan tutte de Mozart pour le festival d’Aix-en-Provence. 1956 Exposition au MoMA à New York. 1961-1977 Malraux le nomme directeur de la Villa Médicis. En 1962, lors d’une mission au Japon, il rencontre sa seconde femme Setsuko Ideta qui le suit à Rome. 1983 Rétrospective au Musée national d’art moderne de Paris, organisée par Jean Clair. 2001 Création de la fondation Balthus (www.fondation-balthus.com). Décès de l’artiste le 18 février. Nouvelle rétrospective de son œuvre au Palazzo Grassi à Venise.
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Il y a cent ans naissait Balthus
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°605 du 1 septembre 2008, avec le titre suivant : Il y a cent ans naissait Balthus