Un grand enfant. Balthus s’est employé quatre-vingt-treize années durant à n’être que cela, un enfant décidé à ralentir l’inexorable mouvement des aiguilles. Une vie comme une fable.
Nul ne saurait écrire vraiment la biographie d’un artiste. Comme si seuls la musique lancinante et le leitmotiv mélancolique d’une œuvre silencieuse suffisaient à dire sa magnificence et son irréductibilité. Pourtant, l’heure du centième anniversaire de la naissance de Balthus est aussi celle, rêvée, de faire les comptes. Mais quelles assertions factuelles arriveraient à lever le voile sur une création ? Quelle stricte chronologie parviendrait à en restituer l’ineffable nostalgie ? Quelles calendes chronométriques lutteraient contre son éternelle actualité ?
Balthus aurait eu cent ans. Mieux, Balthus a cent ans. Car sa vie est avant tout celle de son œuvre : inextricablement liée à l’odeur de l’huile et du fusain, invariablement tournée vers l’enfance. À rebours. À la recherche du temps perdu et à l’ombre des jeunes filles en fleurs. Une vie à dérégler les horloges, en somme. Dès le début. Dès ce 29 février 1908 à Paris, où il est dit que Balthazar Klossowski, à la faveur d’une curiosité des astres, ne fêtera son anniversaire que tous les quatre ans. L’état civil est formel : Balthus est plus jeune que les autres...
Une mère peintre, un père historien de l’art
La jeunesse de Balthus dessine une Mitteleuropa effervescente et savante, berceau romantique d’une civilisation déchirée entre le progrès et la décadence, la modernité et la mélancolie, la foi et la psychanalyse, l’absolutisme et la sécession. L’Europe de Balthus est celle de Kafka, de Hoffmannstahl ou Benjamin : érudite et saturnienne, polyglotte et cosmopolite, ambulante et aristocrate. Une Europe bientôt meurtrie par les conflits et acculée à la souveraineté d’un désespoir égrenant d’insignes suicides.
Émigrée de la Silésie prussienne en proie aux heurts du monde, la famille Klossowski sublime un désenchantement par la ferveur créatrice. Ainsi le surnom éloquent d’une mère peintre – Baladine – et les fréquentations d’un père artiste et historien de l’art dont Pierre Bonnard, Julius Meier-Graefe ou Wilhelm Uhde comptent parmi les cicérones et confidents. Ainsi Pierre, ce frère aîné né en 1905 dont Gide sera le protecteur notoire lors de son entrée en littérature.
Balthus est un adolescent que bercent les arts et les lettres, mais que déracinent les histoires, grandes ou petites, depuis la guerre qui contraint ses parents à fuir pour Berlin jusqu’à la séparation de ces derniers et l’installation conséquente de Baladine avec ses deux fils à Genève en 1917. Âgé de onze ans, le jeune Balthazar livre une suite prodigieuse de quarante dessins narrant la disparition d’un chat. Conte génial et cruel, Mitsou paraît en 1921. Signé Baltusz, l’ouvrage est préfacé par un émigré autrichien devenu l’amant de sa mère : Rainer Maria Rilke. Balthus est plus jeune que les autres...
En 1933, il rencontre Giacometti, qui devient son ami indéfectible
Beatenberg, Muzot, Berlin, Toulon, Paris : les haltes défilent au rythme lancinant des saisons. L’éphéméride balthusien ne s’accorde guère avec les coercitions triviales. Privilège aristocratique ou luxe du saltimbanque ? L’été, désormais, porte un nom et un visage : Antoinette de Watteville, jeune fille de douze ans, rencontrée en 1924, qui deviendra treize années plus tard l’épouse de Balthus.
Les affinités électives ? Si Rilke meurt en 1926, Alberto Giacometti devient dès 1933 l’ami indéfectible dont l’excommunication surréaliste et les ascendances figuratives séduisent un Balthus résolument naturaliste. Dans la grande famille de l’art, les frères sont rares, les pairs tout autant. Son voyage en Italie en 1926 lui en révèle pourtant quelques-uns, fondateurs, depuis Masolino et Masaccio jusqu’à Piero della Francesca. Tel est le paiement du tribut pour accéder à la modernité : s’en remettre aux Anciens.
Les années parisiennes de l’avant-guerre s’inscrivent dans un périmètre restreint érigeant le carrefour de l’Odéon en repaire capital, célébré par La Rue (1933). Depuis La Leçon de guitare (1934) en passant par La Montagne (1937), Balthus entreprend une exploration solitaire, quoique secrètement approuvée, des corps adolescents et des obsessions enfantines. Jouve, Picasso, Derain, Artaud et les marchands s’empressent de rencontrer un Balthus nonchalant et indifférent au tumulte contemporain. Après tout, il est plus jeune que les autres.
Nommé à la Villa Médicis, Balthus redore la prestigieuse institution
Les expositions sont encore confidentielles et le génie de Balthus bruisse péniblement quand s’achève le conflit mondial. L’artiste, lui, a encore déménagé, en Suisse, puis à Paris avant de s’installer en Bourgogne : le grand œuvre s’accommode mal des grandes orgues. Privilège d’un aristocrate, là encore, puisque Balthus adjoint dorénavant une particule à son nom. Aussi est-ce autant Le Roi des chats (1935, lire encadré p. 47) que le nouveau comte de Rola qu’André Malraux nomme à la Villa Médicis en 1961.
Le potentat romain est celui des grands travaux : Balthus restaure une Académie de France où les expositions monographiques (Ingres, Courbet, Derain) alternent avec les visites que Fellini aime rendre à Setsuko, muse japonaise du maître récemment intronisée comtesse de Rola.
Mais l’heure tourne, et 1977 sonne le glas de cette renaissance artistique. Las des mondanités protocolaires, Balthus et son épouse élisent domicile au Grand Chalet de Rossinière, au cœur des alpages suisses. Une solitude de cent treize fenêtres et soixante pièces où l’artiste vient à s’éteindre en 2001, à l’âge de 93 ans.
Aujourd’hui, la lourde grille du jardin laisse apercevoir une silhouette qui, parée d’un kimono et d’un obi chatoyants, semble veiller sur une mémoire comme sur un temple shintoïste égaré par quelque merveilleuse fable dont l’épilogue reviendrait à l’artiste : « La meilleure façon de commencer est de dire : Balthus est un peintre dont on ne sait rien. Et maintenant, regardons les peintures. »
Quelles difficultés peut constituer une telle approche monographique ?
Il est malaisé de présenter, juxtaposées, des toiles de Balthus puisque celles-ci, formellement et thématiquement, sont exigeantes. Il conviendrait idéalement de pouvoir appréhender ces œuvres avec une amplitude que ne tolère pas, par définition, une telle exposition.
Quelles sont vos satisfactions ?
Par son architecture, la fondation Pierre Gianadda peut donner lieu à un déploiement de la création balthusienne. En effet, l’institution muséale permet d’embrasser en une vision panoptique une production complexe et, à l’évidence, cohérente. Par ailleurs, Le Passage du Commerce-Saint-André est irradié par la lumière naturelle, ce qui constitue une occasion unique de prendre la mesure du coloriste Balthus.
Si vous deviez formuler un regret ?
Peut-être celui de n’avoir pu présenter la remarquable Montagne de 1937, dont la fragilité ne permettait pas le transport depuis le Metropolitan Museum of Art de New York.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
C’est l’histoire d’un enfant qui ne vieillit pas
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €« Balthus – 100e anniversaire », jusqu’au 23 novembre 2008. Fondation Pierre Gianadda, rue du Forum 59, Martigny (Suisse). Ouvert tous les jours de 9 h à 19 h. Tarifs : 13,50 € et 8 €. www.gianadda.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°605 du 1 septembre 2008, avec le titre suivant : C’est l’histoire d’un enfant qui ne vieillit pas