Histoire de l'art

Balthus, la fin d’un comte

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 2 mars 2001 - 824 mots

Dix jours avant de fêter son 93e anniversaire, Balthasar Klossowski de Rola s’est éteint dans son château du bois de La Rossinière, dans les Préalpes suisses. Auteur d’un livre d’entretien avec le peintre (Balthus, les méditations d’un promeneur solitaire de la peinture, Bibliothèque des arts, 1999), Françoise Jaunin salue cette figure singulière de l’art du XXe siècle.

Est-ce parce qu’il était né un 29 février (1908, à Paris) et qu’il ne fêtait son anniversaire que tous les quatre ans, que le comte de Rola s’est toujours senti en marge du temps ? Dix jours avant d’entamer sa 93e année, celui qui, comme Rembrandt, Michel-Ange ou Raphaël, ne signait que de son seul prénom : Balthus, a définitivement échappé à ce siècle auquel il se sentait si étranger pour rejoindre l’éternité de la peinture qui était sa vraie mesure du temps. Dans le magnifique chalet aux cent treize fenêtres dont il avait, depuis 1977, fait son dernier ermitage en compagnie de sa seconde épouse, la Japonaise Setsuko, et de leur fille Harumi (“fleur de printemps”), Balthasar Klossowski de Rola a posé ses pinceaux à jamais.

À André Breton et à ceux qui tentaient de coller à sa peinture énigmatique l’étiquette surréaliste, Balthus avait toujours opposé un refus catégorique et hautain. Inclassable il était, inclassable il se revendiquait. “Je ne suis pas et n’ai jamais été un peintre moderne, insistait-il. Les peintres modernes cherchent avant tout à s’exprimer eux-mêmes, alors que moi je cherche à exprimer le monde.” Faut-il alors, comme beaucoup dans ces années 1950, marquées par le triomphe de l’abstraction, qualifier sa peinture de réactionnaire parce qu’elle renoue avec les sujets classiques et le métier des peintres du Quattrocento ? Ni rétrograde ni moderne, elle est véritablement hors du temps. Mais marquant pourtant (à son insu sans doute) son appartenance à son époque par cet infime décalage qui fait son étrangeté, par ce sentiment de trouble et de mystère qui, même devant les scènes apparemment les plus familières, laisse le regardeur sur le seuil d’un monde à jamais interdit : celui d’une innocence et d’un paradis perdus. “Je continue de regarder le monde avec des yeux d’enfant, aimait-il à dire. Tout est toujours frais, neuf, étonnant, magnifique et pourtant irrémédiablement marqué au sceau de l’absence et de la mélancolie. La frontière entre le rêve et le réel est tellement plus mince et plus floue que ce que l’on croit”, méditait-il en plissant ses yeux verts dans la fumée des cigarettes qu’il ne cessait de commencer pour les écraser aussitôt après. ´Tout n’est peut-être qu’un rêve...”

Au fil de sa longue vie, Balthus n’a jamais rien fait comme les autres. Adolescent rebelle, il vivait au cœur des avant-gardes parisiennes, mais vénérait Poussin. Né dans une famille d’érudits et d’artistes que fréquentaient Bonnard, Gide ou Rilke, il n’avait jamais suivi d’école d’art (“surtout pas, avait recommandé Bonnard à ses parents, il y perdrait quelque chose”) et fait ses classes tout seul en copiant les maîtres qu’il s’était choisi : Poussin au Louvre, Piero della Francesca et Masaccio en Toscane, les petits maîtres suisses au Musée d’histoire de Berne. Il aimait à conjuguer la culture savante avec les vieilles sagesses paysannes et les traditions populaires.

Il était tantôt dandy ironique et mondain, et tantôt ermite et gentilhomme aux champs dans des châteaux perdus (à Champrovent en Savoie, à Chassy dans le Morvan ou au grand chalet de Rossinière). Tantôt il paraissait dans le monde où il connaissait tous les artistes en vue et tous les beaux esprits, et tantôt il disparaissait pour des années, gardant sa porte obstinément close, sauf pour de rares amis triés sur le volet. De 1961 à 1977, nommé par Malraux, il avait été directeur de la villa Médicis à Rome. Une nomination qui avait fait des vagues : pensez, un autodidacte à la tête de l’Académie de France, un peintre qui avouait sans ambages : “Malgré des siècles de peinture avant nous, il faut toujours tout réinventer. Quelquefois, on croit que ça y est, et le lendemain on s’aperçoit que tout est à recommencer.” Il était même entré au Louvre de son vivant, grâce à une toile que Picasso lui avait achetée en 1941 et qui était tombée par dation dans l’escarcelle de l’État français. Elle a, depuis lors, rejoint le Musée Picasso à l’hôtel Salé.

Quant à la fameuse trilogie qui revient si souvent sous ses pinceaux : la jeune fille, le chat et le miroir, il se gardait bien d’en donner fût-ce l’ombre d’une clé d’interprétation : “Les trois mystères, peut-être, soupirait-il, évasif. Quand j’essaie de parler de ma peinture, j’ai toujours l’impression d’être à côté des choses...” Pourtant ces infantes impubères aux corps blonds et aux poses lascives qui semblent en proie à l’éveil des premiers désirs... “Non, non, protestait-il, ce sont des anges. Et leurs positions sont celles de l’abandon propres à l’enfance. Il y a tellement de confusion quand on veut mettre des mots sur la peinture...”

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°122 du 2 mars 2001, avec le titre suivant : Balthus, la fin d’un comte

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