Dans un film tourné en 1992 et intitulé L’occhio, Federico Zeri racontait avec verve sa jeunesse, sa formation, ses voyages et s’entretenait avec Pierre Rosenberg. Celui-ci rend hommage à l’historien, décédé le 5 octobre.
Plus qu’une personnalité, Federico Zeri était un personnage, redouté, craint, exigeant, inclassable parmi les historiens d’art et parmi les hommes. Entier, il n’était que contradictions. Sédentaire, il aimait les voyages. Ermite, retiré dans sa thébaïde de Mentana, il ne méprisait ni le grand monde, ni les spectacles télévisuels. Il se défendait d’être un collectionneur, mais il était entouré dans sa maison splendide et si personnelle de textes épigraphiques romains, de mosaïques, de bustes antiques, de tableaux et de sculptures. Pudique, il était une personnalité médiatique. Son érudition était phénoménale, il n’a dédaigné ni le journalisme, ni la polémique, estimant que “le véritable spécialiste doit s’engager socialement et politiquement”. Il aimait tempêter, dénoncer les vandales et les scandales.
Il a entretenu avec l’Italie une relation passionnelle, conflictuelle. Rien n’a échappé à son ire, aucune classe sociale, sinon les artisans, petit peuple dont il parlait avec une tendresse émue, et certains vieux aristocrates, certaines grandes dames aujourd’hui disparues qui savaient lancer les modes intellectuelles et consacrer les talents artistiques. Son amour-haine ne s’est jamais tempéré, et pourtant sa vie a été dévouée au passé de l’Italie. Ses essais, ses nombreux ouvrages traitent en priorité des artistes italiens, avant tout de ces “primitifs” qui, souvent dans nos musées, ont grâce à lui retrouvé leur paternité. Il a rédigé des catalogues exemplaires des galeries Spada et Pallavicini à Rome, des tableaux italiens du Metropolitan Museum à New York et de la Walters Art Gallery à Baltimore. Ses notices sont des modèles du genre. Mais son peintre favori était Rubens. Inclassable Zeri !
Magistral historien d’art italien de ce siècle, il préférait se qualifier de philologue. Son “œil”, sa mémoire visuelle restent légendaires. Il a été l’un des grands “attributionnistes”, à l’égal de Bernard Berenson et de Roberto Longhi. Sa méthode était essentiellement pragmatique : regarder les innombrables photographies – de préférence en noir et blanc – qui lui tombaient entre les mains, puis en identifier le sujet, déterminer la région, la date, la main du peintre. Simple en apparence, cette démarche était le fruit d’une ascèse quotidienne, d’un entraînement de chaque heure, d’une permanente disponibilité de l’œil, et surtout d’une fraîcheur et d’une puissance critique du regard toujours en éveil. Il savait dire non au nom qui se lit sur le cartel d’un tableau, remplacer un nom par un autre. Il s’est permis de dénoncer tant de faux, souvent des sculptures, que ce soient les têtes sculptées de Livourne données à Modigliani, le trône dit Ludovisi ou encore un immense kouros acheté à prix d’or par le Getty. Il avait appris aussi à regarder différemment les œuvres selon leurs origines géographiques. De la Descente de Croix de Rogier van der Weyden conservée au Prado, il disait : “Il faut commencer par les larmes”, alors que pour le Jugement dernier de Michel Ange, c’est la composition qui prime.
Ne voir en lui qu’un attributionniste, un virtuose de la reconstitution des polyptyques serait mal comprendre ses ambitions. Il s’est intéressé à des iconologues comme Panofsky, à Antal. Il cherchait à replacer l’œuvre dans son juste environnement, son ambiente. Chacune de ses réattributions était l’occasion de renouveler l’image d’un pan de l’art italien. “Ma seule passion est le contact direct avec les œuvres”, disait-il. C’est pour cette raison qu’il aimait les domaines abandonnés par l’histoire de l’art. Zeri était avant tout un historien d’art non aligné.
Pierre Rosenberg de l’Académie française, Président-directeur du Musée du Louvre
Federico Zeri a légué à l’Université de Bologne sa villa, sa bibliothèque riche de quelque cent mille volumes, et sa photothèque d’environ un million d’images. L’Académie Carrare de Bergame reçoit sa collection de sculptures du Bas-Empire, et le Vatican, des reliefs funéraires de Palmyre, un fragment de sarcophage chrétien et un portrait du Fayoum. À l’Académie de France à Rome, il a donné deux tapisseries du XVIe siècle réalisées à partir de cartons de Francesco Salviati, qui avaient été présentées dans l’exposition “Salviati�? à la Villa Médicis et au Louvre. L’Institut de France (Académie des beaux-arts) bénéficie d’une tête en marbre ayant appartenu au cardinal Mazarin.
1921 : naît le 12 août à Rome.
1945 : diplômé de l’Université de Rome en histoire de l’art de la Renaissance.
1948-1956 : consultant de la surintendance aux Biens culturels.
1963 : professeur associé à l’Université de Harvard, Massachusetts.
1968 : professeur associé à l’Université Columbia, à New York.
1971-1986 : rédige le catalogue des peintures italiennes des XIVe-XVe siècles du Metropolitan Museum of Art à New York (4 volumes), et des peintures italiennes de la Walters Art Gallery à Baltimore (1973).
1975-1984 : trustee du J. Paul Getty Museum à Malibu.
1987-1988 : publication d’une série de conférences données en 1985, en italien puis en français, Derrière l’image. Conversations sur l’art de lire l’art (éd. Rivages).
1988-1998 : publication de ses écrits sur la peinture, Giorno per giorno nella pittura (5 volumes, éd. Umberto Allemandi & C). Parution en français du premier volume, La peinture au fil des jours, consacré à l’Italie du Nord du XIVe au début du XVIe siècle (éd. Art Édition).
1995 : élu le 5 juin correspondant étranger à l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France. Parution, en italien et en français, de J’avoue m’être trompé. Fragments d’une autobiographie (éd. Le Promeneur)..
1997 : reçoit la Légion d’honneur.
1998 : docteur honoris causa de la Faculté de lettres modernes de l’Université de Bologne. Il meurt le 5 octobre dans sa maison de Mentana, près de Rome. Federico Zeri était vice-président du Conseil national des Biens culturels en Italie et avait été nommé, à Milan, consultant de la région lombarde pour la restauration et le développement du Palazzo Reale et du Castello Sforzesco.
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Federico Zeri, un historien d’art non aligné
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°69 du 23 octobre 1998, avec le titre suivant : Federico Zeri, un historien d’art non aligné