PARIS
Spécialiste de l’histoire du XXe siècle, notamment de la Seconde Guerre mondiale, Henry Rousso est directeur de recherche au CNRS (Institut d’histoire du temps présent).
Il enseigne également à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’université Paris-Ouest. Il est l’un des premiers à s’être intéressé en France à l’histoire de la mémoire : Le Syndrome de Vichy (1987), Vichy, un passé qui ne passe pas (avec Éric Conan, 1994), La Hantise du passé (1998). Il a participé à la création de plusieurs musées : le Mémorial de Caen (Calvados), la Maison d’Izieu (Ain), le Mémorial de la Shoah (Paris), et il est membre du conseil scientifique de plusieurs grands mémoriaux en France et à l’étranger, parmi lesquels Buchenwald en Allemagne, ou le futur « Musée de la Seconde Guerre mondiale » à Gdansk, en Pologne. Il codirige avec Joël Cornette et Jean-Louis Biget, pour les parties concernant le XIXe et XXe siècle, une nouvelle Histoire de France en treize volumes aux éditions Belin, dont les premiers tomes viennent de paraître.
Lancé il y a bientôt un an, le projet présidentiel de créer un musée de l’histoire de France – rebaptisé depuis « Maison de l’histoire de France » – a laissé les historiens sceptiques quant à ses intentions. Quelle est votre position ?
Que la France veuille se doter d’un tel musée, à l’image du Musée historique allemand de Berlin ou du Musée national d’histoire américaine à Washington, ne me choque pas en soi. Mais si l’on se dit « pourquoi pas », il convient surtout de se demander « pourquoi ? ». Quels sont les présupposés, les objectifs d’un tel musée ? Quel serait le sens d’un musée de l’histoire de France, compte tenu des orientations actuelles du gouvernement sur l’« identité nationale » qui créent des divisions plus que du consensus ? Que veut-on défendre ? Ce type de questionnement est au cœur des nouveaux musées consacrés à l’histoire nationale. En Europe centrale et orientale, se multiplient par exemple les musées sur le « totalitarisme », dont l’objectif est de dénoncer surtout le communisme. Ces lieux posent d’énormes problèmes car ils sont très orientés idéologiquement, ils servent notamment de substitut au fait que l’on n’a pas jugé les crimes du communisme, ou valent comme point de repère pour reconstruire une identité nationale aux accents parfois xénophobes.
Dans un pays comme la France fortement engagé dans la consolidation d’une Europe unie, un musée d’histoire devrait être orienté vers le futur. Il doit penser à la manière dont on va parler du passé aux générations futures. C’est ce que je retire en tout cas de ma propre expérience. Lors de l’élaboration du Mémorial de Caen, vers 1985, la première chose que les historiens avaient dû faire, c’était paradoxalement de se projeter dans l’avenir : comment parler de la dernière guerre à des publics nouveaux, sans mémoire directe de l’événement ? C’est la même question qui se pose au Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk, dont le chantier vient de s’ouvrir, et qui doit tenir compte de ce qui s’est passé depuis vingt ans en Europe. La réussite de tels projets dépend souvent du degré d’ouverture avec lequel, du présent, nous regardons le passé pour nous projeter dans le futur. D’où ma préférence pour qu’un musée d’histoire de France puisse s’installer dans un bâtiment neuf conçu pour la circonstance plutôt que dans un lieu existant.
À l’heure de l’Europe, de la mondialisation, comment définir une « histoire de France » ?
L’histoire de la France n’a pas beaucoup de sens si on continue de la présenter de manière isolée, comme au XIXe siècle dans une logique d’affirmation des sentiments nationaux. Aujourd’hui, cette histoire est évidemment globale, avec une dominante européenne, qui devrait être immédiatement présente dans le projet. Que l’on parle de la Révolution française, de la Grande Guerre ou de la décolonisation, il faut pouvoir offrir au public un regard élargi, comparatif, pour mesurer à sa juste – et souvent faible – valeur l’idée si répandue d’une « exception française ». Sauf à vouloir recréer une mythologie nationale obsolète : on ne peut penser le sentiment d’appartenance nationale – qui n’est qu’une des identités possibles d’un individu ou d’un groupe – de la même manière dans un contexte où la guerre a été un horizon constant, comme ce fut le cas entre 1870 et 1960, et dans un contexte de paix relative et de mondialisation économique et culturelle.
En conclure pour autant qu’il ne faut plus écrire d’histoire de France pour obtenir son brevet d’opposant à l’actuel président de la République, c’est sombrer dans le ridicule. On peut, on doit même continuer d’écrire cette histoire, dans un musée ou ailleurs, mais autrement, avec l’ouverture au monde, avec un regard plus distant aussi, plus critique, conforme à l’évolution des esprits. Si l’on évoque les conflits externes ou internes par exemple, il faut prendre garde à ne pas reproduire à l’identique les haines du passé (je pense aux guerres coloniales), tout comme il faut éviter la vision irénique, où l’on ne saurait plus pourquoi catholiques et protestants, Français et Allemands, Français d’Algérie et Algériens s’entre-tuèrent durant des décennies.
Le projet a été décrié relativement à ses intentions idéologiques et le risque sous-jacent de construire une Histoire « orientée » ; qu’en pensez-vous ?
Depuis une vingtaine d’années, les sociétés occidentales portent une grande attention, non sans une pointe de fascination, aux grands traumatismes historiques. C’est une marque de notre époque. Ces débats, souvent vifs, touchent à des problèmes délicats, des problèmes d’identité religieuse, culturelle, ethnique ou autre. Par définition, ils privilégient une vision « criminelle » de l’histoire qui semble, depuis quelques années, en France et ailleurs, se réduire à une série de crimes de masse exigeant reconnaissance et réparation, à l’image du débat sur les lois mémorielles. Conséquence inévitable : c’est une histoire dans laquelle chacun est assigné à une place imaginaire singulière, soit « victime », soit « bourreau », soit « responsable », positions inconfortables s’il en est. C’est ainsi que, depuis vingt ans, la collectivité a dû assumer les crimes de Vichy, les crimes du colonialisme, les crimes de la traite et de l’esclavage, et la liste n’est pas close…, c’est beaucoup pour une seule génération ! Il fallait donc renouer avec une histoire « positive », un sentiment qui a surgi de toutes parts en réaction à cette « victimisation » où la mémoire souffrante devenait la modalité dominante du rapport au passé. La réponse du pouvoir actuel a été la promotion de cette idée – ancienne – d’un musée de l’histoire de France qui, encore une fois, est respectable en soi. Elle a été aussi de décréter un « débat sur l’identité nationale », comme si nous étions en temps de guerre et qu’il fallait identifier un ennemi, un « dedans » et un « dehors ». Si le futur musée s’inscrit dans le sillage de ce pseudo-débat, où la caporalisation des esprits côtoie la xénophobie la plus rance, alors c’est un projet voué à l’échec.
Inévitablement, le musée donnera une idée de cette identité nationale…
Un tel musée doit donner des éléments pour montrer l’évolution de ce qu’est la France comme entité, les Français comme peuple diversifié, les changements dans le sentiment même d’« être Français », ce qui est autre chose. La France n’a pas été de tout temps une « nation », elle n’a pas que des « racines judéo-chrétiennes » comme se plaisent à le dire les militants de l’actuelle majorité. Que fait-on de l’héritage grec ou latin ? Que fait-on de l’apport d’autres cultures, Islam compris ? De tous les pays de l’Union européenne, la France est l’un de ceux ayant le plus été au contact de cette civilisation. Il est d’ailleurs étrange de réduire ainsi l’identité française à la seule dimension religieuse. Ce sont ces écueils que le futur musée devra éviter, tout comme il lui faudra éviter d’être la chose d’un seul homme, fût-il président.
Un tel lieu devrait, avant tout, donner conscience aux visiteurs que la France change, que le monde change. Un musée doit être un exercice de réflexion, non une célébration. L’histoire de France n’est en soi ni positive ni négative. L’objectif n’est pas que l’on sorte en se disant : « je suis fier d’être français ». Qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui ? La France – comme l’Allemagne et d’autres pays proches – a connu de profondes divisions internes. Il faut dès lors pouvoir raconter non pas la « même » histoire mais une histoire qui soit audible, y compris avec un certain effort de lucidité, pour les petits-enfants des pieds-noirs, ceux des anciens militants du FLN [Front de libération nationale, Algérie], par ceux qui continuent de s’inscrire dans une tradition religieuse quelle qu’elle soit, et les autres, sans avoir à rejouer la guerre des boutons. Un tel lieu ne peut avoir pour objectif d’exacerber un sentiment national anachronique. Il doit d’abord être un musée d’histoire avant d’être un musée d’histoire de France.
Comment sortir du discours idéologique et aborder l’histoire de France dans toute sa complexité ?
Si le musée doit échapper aux préjugés idéologiques, il n’en devra pas moins adopter un point de vue, une perspective singulière. Le musée de Berlin a dû par exemple renouer avec l’ensemble de l’histoire allemande et donner une place proportionnée à la fracture du nazisme. Quel sera le choix du musée français ? La France a certes connu un fort sentiment national, surtout aux XIXe et XXe siècles, mais cet héritage me semble encore une fois dépassé. Les gens se sentent moins français aujourd’hui qu’en 1914 : le sentiment national s’est forgé dans les guerres de la Révolution, puis dans les grandes guerres mondiales. Le sentiment national lui-même s’inscrit dans une histoire avec sa genèse, son développement, son déclin provisoire ou définitif, personne ne peut le prévoir. Là encore, le musée doit être un lieu de réflexion sur l’évolution même du concept de « nation », d’« identité », de « mémoire »…
La Maison de l’histoire de France est censée redonner à l’Histoire – à une approche objective des faits historiques – la place qu’elle mérite à l’heure du tout-mémoriel, et elle doit aussi trouver un consensus entre les historiens…
La création du musée s’inscrit certes dans le contexte d’une dispute publique sur les mérites respectifs de l’histoire et de la mémoire, qui traduit une opposition parfois factice entre savoir et morale, entre réflexion et compassion. Mais je ne vois pas en quoi un musée va renforcer le travail des historiens, un milieu au demeurant de plus en plus divisé notamment dans le rapport à l’État, à la demande sociale… et donc et à ce type de projet. Je pense toutefois que l’historiographie française a pris globalement ses distances avec le rôle de grand instituteur national. Et même si certains veulent renouer avec le mirage des intellectuels organiques au service du peuple (le devoir de mémoire est parfois hémiplégique…), je suis convaincu que la démarche critique, la liberté de parole et de pensée sont la seule éthique possible pour l’historien d’aujourd’hui. Plus que jamais, l’histoire est une discipline scientifique, une approche raisonnée et critique sur le passé, le présent, le changement. Le projet de musée contribue certes à la réflexion sur la place de l’Histoire dans la société, mais il demeure une opération risquée, dont l’urgence se perçoit mal. D’autant que des entreprises proches, plus essentielles et plus originales, comme la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, ont été sacrifiées par les autorités. La crédibilité de ce projet dépendra donc de sa capacité à résister aux pressions politiques.
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Entretien avec Henry Rousso, historien, directeur de recherche au CNRS
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°316 du 8 janvier 2010, avec le titre suivant : Entretien avec Henry Rousso, historien, directeur de recherche au CNRS