Né symboliquement avec Andy Warhol et le Velvet Underground, anobli dans les années 1980 grâce à Neville Brody ou Peter Saville, le graphisme musical a connu une révolution parallèlement à l’émergence de la génération techno. Une révolution qui mène aujourd’hui à l’explosion des formes et des supports.
Entre art et publicité, création et marketing, le design graphique adapté au disque est le domaine rêvé où convergent art et cultures populaires. À ce titre, le travail d’Andy Warhol réalisé en 1967 pour le Velvet Underground (une banane historique ornant leur premier album) peut être considéré comme un symbole. Bien sûr, quelques années auparavant, c’est du côté du jazz et des labels Blue Note et Impulse que l’on fit correspondre musique et création graphique. Mais il est évident que Warhol fait figure de précurseur, pour ne pas dire d’inventeur d’un art qui, adapté à un produit culturel de masse, ne perdrait rien de sa vigueur et de sa pertinence.
La tourmente punk
Ceci étant, après Warhol, le sleeve design (graphisme de pochette de disque) se s’est pas particulièrement distingué. Les années 1970 et surtout 1980 ont largement imposé le travail des photographes, et notamment ceux issus de la mode, exploitant jusqu’à l’extrême une imagerie éphémère basée sur les poncifs pop. Il faudra attendre la fin des années 1970, et particulièrement le début des années 1980, pour voir apparaître une génération décidée à décimer les icônes du rock, et renouant – avec un brin de dandysme – avec l’héritage des arts plastiques. En Angleterre, il a d’ailleurs suffi d’une seule image à Jamie Reid pour rivaliser avec Warhol et que le visage de la reine Elizabeth, défiguré par une épingle à nourrice, annonce pour toujours l’esthétique subversive du punk et des Sex Pistols. À la même époque, Neville Brody fait lui aussi ses classes dans le punk, mais c’est en 1981 que cet Anglais, influencé par le Dadaïsme, le Pop’Art, ainsi que par la photographie de Man Ray et Moholy-Nagy, impose sa patte graphique avec la maquette révolutionnaire du magazine The Face. Son travail marque durablement les années 1980 ainsi que toute la génération numérique contemporaine, tout comme celui de Peter Saville et ses pochettes anonymes, à l’origine d’inspiration constructiviste, réalisées pour New Order ou Ultravox. Quelques années plus tard a émergé le travail de Mark Farrow, dotant les Pet Shop Boys d’une ligne graphique d’une rare élégance, et enfin, celui de Vaughan Oliver, maître d’œuvre du gothique romantique des productions du label 4AD, aujourd’hui quelque peu désuet. Plus qu’aucune autre, c’est cette génération née dans la tourmente du punk qui permet aujourd’hui l’émergence d’artistes graphistes résolument contemporains et débarrassés des clichés de la culture rock.
La révolution informatique
En 1986, Ian Anderson fonde à Sheffield les Designers Republic. Au début 1990, le travail de son collectif connaît une immense popularité, en signant l’ensemble de la direction artistique de labels tels que R&S ou Warp. Leur style foisonnant, qualifié d’”hypermoderniste”, s’inspire alors d’une multitude de produits de consommation courante, de publicités, de l’esthétique des mangas, d’obscurs manuels d’instruction, de logos et de gadgets électroniques. Cette démarche, directement inspirée du Pop’Art, prend un nouveau sens à l’ère de la démocratisation des ordinateurs, des samplers et de la technologie numérique. Parallèlement, à Berne, un autre collectif, Büro Destruct, suit la même voie et fait montre d’un talent indiscutable en matière d’invention graphique : culture du logo détournée, pratique de la saturation et de la surinformation, jeux typographiques de courbes et d’échelle. Ce travail profite de la conjonction de nombreuses influences, de Warhol à Brody, en passant par les typographes américains d’Emigre. Étendard d’une certaine génération techno, les Designers Republic, Burö Destruct et autres Tomato, ne doivent pas non plus faire oublier que la musique électronique a aussi donné lieu aux pires tentatives graphiques, entre nostalgie psychédélique et esthétique futuriste naïve.
Mais le facteur économique influence largement les tendances actuelles. Chez les labels techno, pour quelques milliers de vinyles produits avec trois francs six sous, on préfère souvent le minimalisme d’un simple logo ou d’un autocollant, utilisant à leur plein potentiel la rigueur des formes ou la sobriété d’un slogan.
L’éclatement des supports
Mais l’”hypermodernisme” techno d’un côté, et le minimalisme graphique de l’autre, qui ont déjà connu leur heure de gloire avec de nombreuses expositions, ont presque déjà fait leur temps. Poussant la logique du détournement et du collage postmoderniste à son extrême, les graphistes actuels se jouent des époques et des tendances. On revisite l’Optical Art ou le design sixties, là, on se joue de l’Abstraction géométrique ou de la Nouvelle Figuration, en plagiant Ellsworth Kelly ou Alain Jacquet. La musique électronique, explosant en une myriade de branches et de sous-branches, renouant ici avec le funk ou le jazz, là avec la pop ou les musiques du monde, ne peut plus désormais être rangée sous le seul patronyme “techno”. À l’ère du sampling musical généralisé, la culture visuelle obéit aux mêmes lois. Le Français Laurent Fétis, entre une pochette de disque et un catalogue d’exposition, revisite, au fil de son inspiration, une esthétique colorée et cursive héritée des années 1970, les relents du psychédélisme, ou encore l’imagerie des livres de son enfance. Sa compatriote Trois Points s’amuse autant à sampler Martial Raysse qu’à citer les graphismes maladroits des débuts de l’ère informatique. Le Viennois Andy Orel se joue des clichés du cinéma bis des années 1950 et 1960. Le Britannique Ben Drury puise autant dans le vivier des grapheurs hip-hop (Mode 2, Futura 2000) que chez Vasarely.
Quels points communs à tous ces artistes ? Outre leur âge (aux alentours de trente ans) et une filiation “musiques électroniques”, c’est une capacité à slalomer entre les styles, à citer les époques et à échapper à toute tentative de dénomination. Entre la réalisation de vidéoclips (le travail des Designers Republic pour le groupe allemand Funkstorung est à ce titre exemplaire), la collaboration avec des plasticiens, le design de sites Web, de catalogues ou de cédéroms, l’élaboration de flyers ou de pochettes de disques, il vaut mieux désormais parler d’interprètes visuels. C’est d’ailleurs ainsi que se définissent deux des “graphistes” les plus cotés actuellement : M/M (Mathias Augustyniak et Michael Amzalag). Deux personnages insaisissables, parfaitement représentatifs de notre époque, œuvrant dans un no man’s land créatif entre art, promotion, marketing et information. Une époque warholienne en diable...
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Entre art et cultures populaires
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°124 du 30 mars 2001, avec le titre suivant : Entre art et cultures populaires