Les Français boudent l’architecture. Le problème est principalement d’ordre culturel. D’où la vaste campagne de sensibilisation à la qualité architecturale que vient de lancer le ministre de la Culture.
Dans un marché ralenti, entre autres, par la crise économique, les architectes font face à une diminution de la commande. Et la profession dans son ensemble se retrouve devant une multitude de problèmes non résolus. Aux réformes de l’enseignement en architecture et de la loi sur l’architecture, ainsi qu’aux difficultés d’accès à la commande et aux concours pour les jeunes architectes, s’ajoute désormais l’appréhension de voir le gouvernement user, lors de la réalisation des édifices publics, de procédures dérogatoires qui affaibliraient le rôle du maître d’œuvre au détriment de la qualité architecturale. En charge de ces dossiers difficiles, Michel Clément, le nouveau directeur de l’Architecture et du Patrimoine, devrait à cet effet être bientôt épaulé par un délégué à l’Architecture. Les architectes attendent de pied ferme sa nomination. Leur avenir est en jeu.
Quand le bâtiment va, tout ne va pas forcément pour les architectes. Bien au contraire. À preuve, cette “Lettre ouverte au Président de la République”, parue dans le journal Le Monde (1) et cosignée par trois organisations professionnelles : l’Union nationale des syndicats français d’architectes (UNSFA), le Syndicat de l’architecture et le Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA). Objet de la missive : les dispositions dérogatoires au code des marchés publics et à la loi de maîtrise d’ouvrage publique, prévues dans les textes de la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure et la justice.
Déjà mises en œuvre par le passé et discrètement réapparues à l’été 2002, peu de temps après l’entrée en fonction du gouvernement Raffarin, ces dispositions n’ont pas manqué d’inquiéter les architectes. Principale préoccupation : le recours à une procédure baptisée “conception-réalisation”, modalité particulière selon laquelle l’État fait appel à un tandem architecte/entreprise du BTP qui livre un projet clé en main. Cela permet, en théorie, de raccourcir le délai de livraison d’un bâtiment, en faisant l’impasse, notamment, sur la programmation ou les études préalables, et surtout, sur les habituels appels d’offres. En théorie seulement, car, pour François Pélegrin, président de l’UNSFA : “Un architecte ne peut à la fois être associé à une entreprise de travaux publics et jouer son rôle de garant indépendant de l’équilibre qualitatif et financier d’un projet.” Alertés, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur se sont alors voulus apaisants, arguant de l’”urgence” de la situation et d’un recours “exceptionnel” à de telles dispositions.
Achat d’édifices publics en “leasing”
Or, dès août 2002, le ministre de la Santé a remis de l’huile sur le feu : “Lors d’un colloque à Angers, raconte Patrick Colombier, président du Syndicat de l’architecture, Jean-François Mattei a suggéré l’idée de faire construire les hôpitaux par le privé, selon une procédure largement en vigueur en Grande-Bretagne : le partenariat public-privé.” “Le problème de fond, poursuit-il, c’est que l’État n’a pas d’argent dans les caisses. Il veut donc faire construire des bâtiments publics par la promotion privée et en devenir locataire, avec un bail de dix ou quinze ans. En quelque sorte, il paye un édifice en leasing, comme lorsqu’on achète une voiture.” Une expérimentation qui a d’ailleurs déjà commencé avec l’hôtel de police de Strasbourg, entré en service le 18 mars 2002... sous le précédent gouvernement.
Bref, comme l’écrivent les signataires de la “Lettre ouverte”, ce télescopage de déclarations ministérielles démontre, “hélas, la forte tentation du gouvernement d’étendre le recours à la procédure de conception-réalisation à l’ensemble des constructions publiques”. Un avis que partage Christian Bougeard, président des Architectes ingénieurs associés (AIA) et architecte-consultant à la Mission interministérielle pour la qualité dans les constructions publiques (MIQCP) : “Enthousiasmés par la fausse liberté qu’offrent ces ‘’procédures’, explique-t-il, certains, dans les couloirs des ministères constructeurs, réfléchissent à la généralisation de ces mesures d’exception et de ces méthodes (2).” Des méthodes qui, en outre et toujours selon Christian Bougeard, “il y a quelques années, avaient fait dans les lycées la fortune des grandes entreprises françaises”. D’où l’inévitable tollé des organisations professionnelles d’architectes : “Le risque évident est qu’il n’y ait pas de vraie concurrence et que les projets échoient, comme d’habitude, aux cinq ou huit majors du BTP couplées à de grosses agences d’architecture, regrette François Pélegrin. Ce qui mettra à coup sûr en péril la qualité des réalisations, et exclura, de fait, petites structures et jeunes architectes sans références.”
Le 13 janvier dernier, lors de la remise du prix de l’Équerre d’argent – le “Goncourt de l’architecture” – à Pierre du Besset et Dominique Lyon, auteurs de la médiathèque de Troyes, le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon s’est, lui aussi, voulu rassurant : “Je veillerai à ce que cette procédure [de conception-construction] ne se systématise pas et qu’elle ne soit utilisée qu’en cas d’urgence.” Cinq jours plus tard, c’est au tour de Jean-Pierre Raffarin, en visite au Conseil régional de l’ordre des architectes de Poitou-Charentes, à Poitiers, de faire une promesse au président du CNOA, Jean-François Susini. Ce dernier assure que “le Premier ministre a bien compris les problèmes d’exercice professionnel des architectes et [qu’il lui a] garanti qu’il les répercuterait dans les autres ministères, notamment ceux de l’Intérieur, de l’Équipement et de l’Économie”.
Un coup de pouce qui paraît bien maigre : “Cela n’a l’air de rien mais c’est beaucoup, insiste le président du CNOA. Mieux vaut avoir le plus de ministères à nos côtés, car face à Bercy ou à la Place Beauvau, le ministère de la Culture seul n’a pas de poids.”
Une Cité montrant aussi une architecture ordinaire
C’est pourtant dans ce ministère, le sien, que Jean-Jacques Aillagon a ouvert un “guichet permanent”, signe “qu’il y a lieu aujourd’hui de mieux marquer une volonté politique dans la mise en œuvre de la politique de l’État en matière d’architecture (3)”. Une tâche qui, pour l’heure, semble plus proche des travaux d’Hercule que de ceux de Vitruve et qui incombe à Michel Clément, spécialiste de la préhistoire – il rédige actuellement une thèse sur le début de l’âge du fer –, promu le 8 janvier dernier à la tête de la direction de l’Architecture et du Patrimoine (DAPA). La nomination a été accueillie plutôt fraîchement par la profession : “Il a suffi que les archéologues manifestent, l’an passé, pour que l’on nomme un préhistorien, se désole Jean-François Susini. Mais comment un préhistorien peut-il avoir une bonne vision de l’architecture contemporaine ?”
Jean-Jacques Aillagon devait sans doute s’attendre à ce type de question, n’hésitant pas à la devancer, le 27 novembre 2002, lors de la troisième édition des Rendez-vous de l’architecture, à Paris, en annonçant la nomination “au cours du premier trimestre 2003” d’un délégué à l’Architecture, “interlocuteur privilégié pour les architectes”. Un nom circule de manière récurrente : celui d’Ann-José Arlot, l’actuelle directrice générale du pavillon de l’Arsenal (4), à Paris.
En attendant le renfort promis et hormis les problèmes rendus publics par la “Lettre ouverte”, Michel Clément hérite de dossiers pour le moins ardus. À commencer par le projet de Cité de l’architecture et du patrimoine. D’abord remis en question par Jean-Jacques Aillagon lui-même – “À mes yeux, la Cité de l’architecture et du patrimoine n’a pas trouvé sa cohérence et son sens”, 4 juillet 2002 –, le ministre a finalement décidé, quatre mois plus tard, de poursuivre le projet sans modifications, la future institution venant s’installer dans les quelque 21 000 m2 de l’aile Paris du Palais de Chaillot, à Paris.
“Tout nouveau lieu fait pour promouvoir l’architecture est une bonne initiative, estime Patrick Colombier. J’espère simplement que cette Cité ne sera pas seulement réservée à l’élite, mais qu’elle servira aussi à montrer une architecture ordinaire.” “Et qu’elle ne restera pas uniquement un lieu parisien pour les mondanités, mais que son action se démultipliera en régions”, ajoute Jean-François Susini. Le budget prévisionnel de la Cité s’élève à 55,43 millions d’euros, et son ouverture est prévue en 2005.
Réformes : “rendre l’enseignement plus ‘professionnel’” et “ouvrir le champ d’intervention de l’architecte”
Autre dossier difficile : la réforme de l’enseignement en architecture. Toutes les organisations s’accordent sur le fait qu’il faille rendre l’enseignement “plus professionnel” : “Au terme de six années d’études, lorsqu’un diplômé sort d’une école d’architecture, il n’est pas à proprement parler un architecte complet”, affirme Patrick Colombier. D’où la proposition de création d’une “licence d’exercice”, d’une durée probable de deux ans. Une sorte de mise en pratique obligatoire en agence, “afin que les nouveaux diplômés ne deviennent pas des kamikazes malgré eux”, avance François Pélegrin.
Reste que, après “homologation”, il faudra aussi trouver des moyens pour leur favoriser l’accès à la commande, le système actuel des concours étant fermé aux agences qui n’ont pas de références. Seule échappatoire possible, à ce jour, les “Nouveaux albums des jeunes architectes” (5), dont le cru 2002 arbore seize lauréats. Arrêtés, on ne sait pourquoi, en 1996, les Albums ont été judicieusement relancés, l’an passé, par le ministère de la Culture. Même si pour Jean-François Susini, “ce n’est qu’un moyen détourné de faire accéder les jeunes à la commande”. “Le ministère devrait plutôt s’atteler à relancer les concours ouverts”, préconise-t-il.
Sur le bureau du nouveau directeur de la DAPA, le chantier le plus délicat est la réforme de la loi de 1977 sur l’architecture. Un chantier qui s’éternise : depuis plusieurs années en effet, nombre d’architectes – 27 000 architectes sur 35 000 diplômés sont inscrits à l’ordre – constatent que le cadre législatif dans lequel s’exerce leur profession est devenu obsolète, aussi bien sur le plan national qu’international. “Il est urgent d’ouvrir et de diversifier le champ d’intervention de l’architecte, insiste Patrick Colombier, à l’intérieur même du domaine traditionnel de la maîtrise d’œuvre, mais aussi en urbanisme, dans la mise en valeur du paysage ou dans la réhabilitation de l’existant”. Tout en ménageant les susceptibilités, François Pélegrin admet que “le risque évident est de dresser, contre les architectes, toutes les autres professions de la construction”. Les organisations professionnelles souhaitent, en particulier, revoir l’article qui fixe le seuil minimum à partir duquel l’intervention de l’architecte est rendue obligatoire : se montant aujourd’hui à 170 m2 – la quasi-totalité des maisons individuelles ou des constructions agricoles se réalisent en dessous de ce seuil –, et pourrait être abaissé à 20 m2. “Aux Pays-Bas ou au Danemark, les particuliers font beaucoup plus appel à un architecte, ne serait-ce que pour se faire construire un garage ou une véranda, s’emporte Patrick Colombier. Question de culture !”
“Faire naître un désir d’architecture chez nos concitoyens”
C’est là précisément le plus gros problème de l’architecture en France, et le plus gros défi que s’est lancé le ministre de la Culture : “Il faut faire naître un désir d’architecture chez nos concitoyens”, a-t-il souligné lors de la remise de l’Équerre d’argent.
Mais la route est longue. Selon un récent sondage de l’institut Ipsos (6), 61 % des personnes interrogées se révèlent incapables de citer spontanément ne serait-ce qu’un architecte célèbre. Une méconnaissance encore plus affirmée chez les 18-25 ans : seulement 10 % de cette classe d’âge en citent au moins un. Excepté Le Corbusier, cité spontanément par près d’un quart des Français, seuls 4 % des personnes interrogées connaissent, à la vue d’une liste de noms, trois autres architectes contemporains : Jean Nouvel, Ricardo Bofill et I. M. Pei. D’ailleurs, 72 % n’ont, au cours des douze derniers mois, lu aucun article dans la presse généraliste relatif à un architecte ou à l’architecture. Ce qui laisse évidemment libre cours aux idées reçues. Ainsi, 77 % des Français pensent qu’”une maison construite par un architecte prendra, dans l’avenir, plus de valeur que celle d’un promoteur immobilier”, et 67 % affirment vouloir faire appel à un architecte s’ils devaient entreprendre la construction de leur maison.
Mais ne nous réjouissons pas trop vite car, au final, 66 % de ce dernier échantillon ne passeraient pas à l’acte parce que “c’est trop cher”. On comprend alors l’urgence de la campagne d’intérêt général en faveur de la qualité architecturale (7), lancée en janvier par le ministère de la Culture, et qui va se prolonger jusqu’en juin avec ce slogan : “Avec l’architecture, donnons de la qualité à la vie.”
Dans le sondage Ipsos enfin, 67 % des Français s’estiment “plutôt mal ou très mal informés” sur le métier d’architecte. Ce qui n’est assurément pas le cas du destinataire de la “Lettre ouverte”, dont les expéditeurs attendent encore la réponse.
(1) Le Monde daté dimanche 12-lundi 13 janvier 2003.
(2) Le Moniteur du 13 décembre 2002.
(3) Allocution du ministre de la Culture, le 27 novembre 2002, lors des Rendez-vous de l’architecture, à Paris.
(4) Le pavillon de l’Arsenal est le Centre d’information, de documentation et d’exposition d’urbanisme et d’architecture de la Ville de Paris.
(5) Une exposition sur les “Nouveaux albums des jeunes architectes” aura lieu du 27 février au 30 mars prochain, au Centre d’architecture Arc en rêve, 7, rue Ferrère, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 52 78 36, www.nouveaux-albums.culture.fr
(6) “Les Français et l’architecture”, sondage d’opinion effectué par l’institut Ipsos les 8 et 9 novembre 2002, par téléphone, auprès de 955 personnes constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
(7) Au programme de la campagne : des itinéraires régionaux, des parcours de découverte urbains,
des expositions de photographies, des opérations de sensibilisation, un prix grand public de l’architecture... et un site internet : www.aimerlarchi.culture.fr
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En prise au mal-être, les architectes se mobilisent
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°164 du 7 février 2003, avec le titre suivant : En prise au mal-être, les architectes se mobilisent