Révélés lors de l’exposition « Les magiciens de la Terre », en 1989 au Centre Georges Pompidou et à la Grande Halle de La Villette, les créateurs africains, aux multiples expressions, entendent jouer un rôle dans le brassage des cultures urbaines et les réseaux d’artistes internationaux. Pourtant, malgré quelques initiatives de la Fondation Cartier, l’activisme d’André Magnin et le militantisme de La Revue Noire, les artistes africains peinent encore à trouver un écho dans les galeries et les musées français.
Dans son bureau, André Magnin examine avec soin des tirages récents, impeccables, signés J.D. ‘Okhai Ojeikere. Les images noir et blanc de tressages et de chevelures de femmes africaines de ce photographe nigérian de 70 ans sont sa dernière découverte. Volumes du visage, palpitation graphique des ombres, les photographies appellent ainsi immédiatement le souvenir de la statuaire africaine. Photographe de plateau pour la première télévision africaine indépendante, créée lors de la décolonisation par le jazzman Steve Rhodes, Ojeikere prend en 1968 ses premiers clichés de “hair style”. Ses archives comptent plus de mille clichés. “Il y a des centaines de groupes ethnique au Nigeria, explique-t-il. Chacun a sa langue, ses propres traditions et autant de coiffures différentes. Tous ces modèles sont déterminés par le type de cérémonie, la position sociale de la famille ou de la femme. On reconnaît parfaitement à sa coiffure une femme qui passe à l’âge adulte, celle qui se prépare au mariage. Les familles royales ont l’exclusivité des droits sur la forme et leurs coiffures ne peuvent être imitées”. Recherche sociologique, nostalgie d’une tradition qui s’oublie, la quête d’Ojeikere est magnifiée aujourd’hui comme une œuvre d’art. “Les photographes africains de la génération d’Ojeikere travaillaient habituellement à la demande des clients, dit André Magnin. Son travail sur les chevelures est une démarche artistique affirmée”.
Il est impossible de ne pas croiser le chemin d’André Magnin, dès lors que l’on s’intéresse aux artistes africains. Il inaugure ce dialogue avec les “Magiciens de la Terre”, conduit par Jean-Hubert Martin, qui marquera une ébauche de reconnaissance des artistes contemporains non occidentaux. Visitant l’exposition en compagnie du designer Ettore Sottsass, l’amateur d’art italien Pigozzi le charge alors de constituer une collection. En dix ans, la Contemporary Art of Africa, CAAC Pigozzi, basée à Genève, a amassé un très grand nombre d’œuvres (dont une partie a été revendue par Sotheby’s à Londres), parmi lesquelles les dessins cosmogoniques de l’Ivoirien Frédéric Bruly Bouabré, les sculptures d’architecture pop et utopique en carton et plastique du Zaïrois Bodys Isek Kingelez, les peintures populaires et ironiques de Cheri Samba, les installations du Camerounais Pascale Marthine Tayou, ou les masques fabriqués à partir de bidons d’essence fondus du Béninois Romuald Hazoume, sans oublier les photographes de Bamako, le portraitiste Seydou Keita ou le “prince des nuits” Malick Sidibé. L’activisme d’André Magnin trouve des relais auprès de la Fondation Cartier à Paris, de la galerie agnès b, des éditions et galeries Scalo à Zurich et New York, ou s’étend avec les expositions de Bruly-Bouabré et Alighiero e Boetti au Dia Center for the Arts à New York, ou de Sidibé à Stuttgart.
“L’art contemporain africain m’intéresse s’il participe d’une vision actuelle de l’art, affirme André Magnin. Il prend, certes, ses racines dans l’histoire particulière de chaque artiste, mais il n’est plus colonisé par des modèles dominants. Je rejette ces images occidentales adaptées avec quarante ans de retard que l’on a pu voir trop longtemps, dans les années soixante-dix, chez certains artistes de l’Afrique de l’Ouest issus des écoles des beaux-arts”. En dix ans, la situation des artistes africains a évolué. Leur réseau s’est agrandi ; un micro-marché est né. Et le regard porté sur leur travail s’est modifié, passant d’une découverte naïve à une vision plus altruiste sur la modernité, sur la culture urbaine, de Paris à Bamako, ou de New York à Kinshasa. Les artistes veulent aussi bien exposer à la biennale de Dakar, à celle de Johannesburg, qu’à celle de Lyon, dont le thème est cette année le “Partage des exotismes”. Conçue par Jean-Hubert Martin, elle réunira, du 28 juin au 24 septembre, plus d’une centaine d’artistes de 53 pays, parmi lesquels le sculpteur camerounais Poume qui offre des effigies féminines réalisées en carton et papier, l’Éthiopien Gedewon avec une suite de dessins, ou le Béninois Georges Abeagdo qui mêle tradition, mœurs politiques et destins individuels dans des installations à la mode. Mais peut-on parler d’art africain dans sa globalité ? Et quelle définition en donner dès lors que l’on connaît la place particulière de l’objet d’art en Afrique ? Quels rapports entretiennent la Sud-Africaine Esther Mahlangu et ses peintures murales géométriques, découverte dans les “Magiciens de la Terre” et invitée de mai à septembre 2000 à la Maison de la culture d’Amiens avec une sélection d’artistes occidentaux sur le thème du labyrinthe, et l’artiste camerounais Barthélémy Toguo, formé au magasin de Grenoble, exposé en 1999 dans la série des “Migrateurs” au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et à la Criée de Rennes en ce début 2000, dont les installations combinent la photo, la sculpture, le dessin ou l’objet ? “Je respecte l’art africain traditionnel, déclare Toguo, mais je veux parler du monde d’aujourd’hui, des espaces du voyage, du transit et des frontières”. Ce métissage fécond et troublé semble aujourd’hui signer la production des jeunes artistes. Ainsi, Cheri Samba, exposé à la galerie Nomade Patras, à Paris, montre dans une récente toile, en guise d’autoportrait, un homme déboussolé, la corde nouée autour du cou, avec une phrase reprenant l’art des enseignes populaires : “Pourquoi ai-je signé un contrat ?”.
Le militantisme de la "Revue Noire"
Fondée en 1991 à Paris par Jean Loup Pivin, Pascal Martin Saint Léon, architectes, Simon Njami, écrivain, et Bruno Tillet, ancien journaliste à la revue Autrement, rejoint en 1996 par l’architecte originaire du Sénégal, N’Gone Fall, les éditions de la Revue Noire couvrent l’art contemporain de l’Afrique aux Caraïbes. Le magazine trimestriel la Revue Noire entend s’ouvrir à toutes les disciplines – peinture, sculpture photographie, cinéma, design ou mode – et affirme, par des enquêtes de fond sur les créateurs des pays, révéler des artistes et convaincre galeristes et professionnels de l’art. Éditeur de beaux livres consacrés au sculpteur Ousmane Sow, au dessinateur Bruly-Bouabré ou à la photographie africaine, dont une sélection de clichés a été exposée à la MEP en mai 1998, à Washington et à Berlin, la Revue Noire prépare pour 2000-2001 un important ouvrage sur l’art en Afrique au XXe siècle. Elle vient d’ouvrir un site Internet qui recense toutes ses découvertes : www.revuenoire.com.
- ‘OKHAI OJEIKERE, PHOTOGRAPHIES, jusqu’au 28 mai, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 bd. Raspail, 75014 Paris, tlj sauf. lundi, 12h-20h. Catalogue Actes Sud, 240F. ISBN 2-7427-2715-9.
- DÉDALES, exposition collective, 27 mai-10 septembre, Maison de la culture d’Amiens.
- Ve BIENNALE DE LYON, 28 juin-24 septembre, Halle Tony Garnier.
- Sidney Littlefield Kasfir, L’art contemporain africain, éditions Thames et Hudson, collection l’Univers de l’art, 99 F (sortie en juin)
- Seydou Keita et Malick Sidibé, éditions Scalo, , tous deux 399 F. ISBN 3-931141-64-0 et 3-908247-03-9.
- Anthologie de la photographie africaine de 1840 à nos jours, éditions de la Revue Noire, 490 F.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°103 du 14 avril 2000, avec le titre suivant : Échanger et exposer