Banalisé dans le sport et la publicité, le nu masculin s’invite au Musée d’Orsay qui, après Vienne, attend de son exposition qu’elle réhabilite un genre oublié et, pourquoi pas, fasse parler d’elle. Chaud devant…
L'hiver dernier, une exposition du Leopold Museum de Vienne défrayait la chronique témoignant de la puissance subversive du nu masculin. « Nackte Männer. Von 1800 bis Heute » ouvrait la voie à une deuxième exposition « Masculin/Masculin » qui est inaugurée au Musée d’Orsay le 24 septembre, comme le reconnaît son directeur Guy Cogeval. Malgré un contenu très différent puisque seulement quinze œuvres sont communes aux deux expositions, cette dernière suscitera-t-elle le même courroux public – mais aussi la même curiosité ? Dans la capitale autrichienne, les appendices au repos des différents hommes représentés sur les affiches (la France black-blanc-beur de Pierre et Gilles, soit trois joueurs de foot nus comme des vers) ont fini par être recouverts ou floutés. Pour les voir, l’invitation était faite de se rendre au musée et d’emprunter l’escalator pris entre deux nus allongés dans le plus simple appareil. Ces odalisques mâles monumentales d’Ilse Haider, intitulées Mister Big, ont fait elles aussi beaucoup jaser. Autre objet polémique, l’invitation naturiste faite à visiter sans vêtements – mais avec chaussettes, s’il vous plaît – les salles de l’exposition autrichienne. Une drôle d’idée qui n’aurait certainement pas été proposée dans le cadre d’un panorama sur le nu féminin, et qui ne sera pas non plus proposée à Paris. D’où viennent à la fois ces cris d’orfraie et l’odeur de soufre qui plane sur une exposition dédiée au nu masculin ? Car le sujet est loin d’être une nouveauté. Si l’on veut bien regarder du côté de la sculpture antique gréco-romaine, le nu était légion et s’est prolongé dans le genre de l’étude anatomique. L’iconographie religieuse de la Renaissance a tout aussi célébré le nu masculin : saint Sébastien n’est-il pas nu lors de son supplice ? Quant à la Crucifixion, elle fait une large part au corps sans défense en croix. Jusqu’au XVIIIe siècle, si le corps est celui du péché originel, il est aussi celui de l’héroïsme, une forme de vérité.
Le nu masculin partout en dehors des musées
Alors que le nu féminin est sur-représenté dans les grands musées occidentaux (dans les musées, 83 % des nus sont féminins) et fait l’objet de nombreuses expositions à travers les ans – pas plus tard que cet été, le Musée Bonnard du Cannet programmait son « Nu de Gauguin à Bonnard. Ève, icône de la modernité ? » –, le nu masculin, aussi étonnant que cela puisse paraître, n’en est qu’à ses balbutiements en tant que sujet d’exposition. Si l’industrie du luxe n’hésite pas à magnifier les torses, fessiers et courbes très avantageuses de mannequins virils (Yves Saint Laurent posa lui-même devant Jeanloup Sieff, dévêtu et sublime en 1971 pour promouvoir son premier parfum pour homme), si les calendriers de rugbymen et autres corps de métiers mis à nu sont depuis quelques années largement banalisés, le nu masculin dans l’art le plus respectable n’avait pas été sondé. Comme s’il n’était le lieu d’aucun enjeu esthétique. Mais certainement pas d’aucune polémique. Le choix d’une affiche pour les espaces publicitaires de la régie des transports parisiens fut un véritable casse-tête diplomatique pour le Musée d’Orsay. Le musée parisien aura donc opté pour un dialogue pile-et-face entre un Mercure de Pierre et Gilles et Le Berger Pâris que Jean-Baptiste Frédéric Desmarais peignit en 1787 dans le plus pur style néo-classique. Soit une chute de reins affolante, contrebalancée par un contrapposto de face pudique mais néanmoins viril. Ni trop provocante, ni trop érotique, l’invitation choisit l’élégance, sans toutefois occulter ce qui va faire le sel de ce panorama. Car l’érotisme masculin est bien au cœur du trouble et de l’exposition parisienne, Guy Cogeval n’y va pas par quatre chemins et l’actualité sociale et morale des derniers mois, en France, n’y est certainement pas étrangère.
Au centre du débat : L’homosexualité
Parce qu’il a été longtemps réprimé, caché, voire puni dans le cas de l’homosexualité, le nu et, par extension, la volupté masculine, sont ainsi devenus sulfureux. Il n’y a qu’à regarder le parcours de certains peintres comme l’Américain Thomas Eakins (scandaleusement absent de la célébration parisienne), renommé puis mis au ban de la société américaine à la fin du XIXe siècle pour avoir peint ses étudiants masculins nus. On assume depuis seulement quelques décennies l’homosexualité du peintre et son incidence sur sa peinture. Auparavant, la lecture des tableaux d’Eakins était plus chaste et plus… anatomique ! Longtemps aussi, le nu masculin n’a pas été public mais réalisé pour le plaisir personnel et confidentiel de commanditaires ou des artistes eux-mêmes. Ce fut notamment le cas pour John Singer Sargent, peintre de la jet-set, qui s’adonna en privé, à la fin de sa vie, à la réalisation d’études et de nus masculins à l’érotisme troublant. L’exposition de Seattle en 2000, « John Singer Sargent, The Sensualist » revendiqua d’ailleurs l’homosexualité du peintre (connue jusqu’ici seulement des spécialistes depuis un article paru en 1981). Longtemps, la discrimination des homosexuels a donc eu une répercussion dans la représentation de l’homme nu et ce pendant de nombreuses décennies, ainsi que sur les destins des artistes.
L’artiste Harold Stevenson réalisa The New Adam en 1962 pour figurer cette année-là dans l’exposition « Six Painters and the Object » pour le Guggenheim de New York. Le polyptyque de neuf panneaux totalisant douze mètres de longueur sur deux mètres et demi de hauteur et représentant un nu masculin couché en gros plan fit scandale. Refusée par le musée outré, l’œuvre resta remisée jusqu’en 1992. Ce n’est qu’en 2005 que le même Guggenheim acheta finalement l’œuvre et répara l’affront qui avait pénalisé l’envol de la carrière de Stevenson. Ce genre d’histoire est légion. Ainsi les nus photographiés par Robert Mapplethorpe (dont certains sadomasochistes) ont-ils irrité les financeurs publics de l’exposition itinérante « The Perfect Moment » en 1988 à travers les États-Unis. Les subventions retirées, certains musées ont été contraints de renoncer à présenter l’exposition, une forme perverse de censure. L’histoire du nu masculin est ainsi émaillée de sexualité et de scandales peut-être plus retentissants encore qu’avec le nu féminin. Peut-être parce que de nombreuses images ont circulé sous le manteau ou derrière l’alibi sportif ou technique pendant des années pour cause d’obscénité et d’illégalité homosexuelle. D’ailleurs, la photographie aura été le domaine où l’on aura le plus publié et fouillé le nu masculin ces dernières décennies.
Guy Cogeval ne cache pas que cette inflexion homo-érotique a innervé nombre des choix d’œuvres faits pour l’exposition en concertation avec les commissaires du musée, Ophélie Ferlier et Xavier Rey, Ulrich Pohlmann du Stadtmuseum de Munich et Tobias G. Natter du Leopold Museum de Vienne. Nul doute que de bonnes âmes réactionnaires réagiront vertement à la proposition. Lançons les paris. Il faut aussi rappeler que le très puissant Facebook est toujours prompt à punir ses ouailles qui s’aventureraient à poster des nus sur leur page personnelle (même artistiques) en floutant les images ou en les interdisant purement et simplement. Une étonnante pudibonderie lorsqu’on sait, comme se plaît à le rappeler David Leddick, l’auteur de Male Nude (éditions Taschen), qu’il n’était pas mal vu pour des femmes bien mises à la fin du XIXe siècle de collectionner des images d’athlètes masculins nus. Les contradictions sont ainsi nombreuses.
« Masculin/Masculin » devrait donc animer les débats médiatiques de l’automne. Mais attention, il ne faudrait pas penser que tous les peintres montrés dans l’exposition du Musée d’Orsay sont des homosexuels refoulés. Le nu masculin, s’il est aujourd’hui relu à l’aune du genre et des études dites queer (de genres) gagnant ainsi en complexité, n’est pas toujours érotique ou licencieux. Lorsqu’Imogen Cunningham photographie son mari Roi Partridge accroupi à la surface de l’eau, l’intention est plutôt candide et admirative. Si le nu masculin fait autant scandale, serait-ce, que malgré son usage dans la publicité et le sport, il soit encore à banaliser comme le nu féminin l’a été ? Son histoire est en train de s’écrire grâce au travail d’institutions comme le Leopold Museum et le Musée d’Orsay, une perspective réjouissante de savoir que tout n’a pas été dit.
du 24 septembre 2013 au 2 janvier 2014. Musée d’Orsay. Ouvert du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 12 et 9,50 €, www.musee-orsay.fr
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Des sexes un poil polémiques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Des sexes un poil polémiques