BERLIN / ALLEMAGNE
Dans leur entreprise de destruction méticuleuse, les nazis ont pillé des œuvres d’art, mais aussi des bibliothèques entières. Près de 300 ouvrages ainsi saisis en France sont réapparus à la Bibliothèque d’État de Berlin. Une goutte d’eau dans l’océan des milliers d’ouvrages disparus à restituer.
Berlin. « Dans mon bureau, les rayons que j’avais, en quarante années, remplis de livres choisis avec amour, sont maintenant vides. Ne trouvant pas l’homme, la Gestapo a pris la bibliothèque » (1). Pour le romancier et essayiste André Maurois, la perte de sa bibliothèque constitue un choc. Le vol est intervenu en février 1942 à son domicile de Neuilly-sur-Seine. Il possédait 9 500 volumes de littérature, éditions anciennes et modernes, ses œuvres en belles éditions, notes autographes, éditions originales dédicacées, manuscrits de la biographie de George Byron et de Ni ange, ni bête (premier roman d’André Maurois).
Mais voilà que réapparaissent à la Bibliothèque d’État de Berlin deux belles éditions originales de Luc Durtain et Vladimir Pozner qui lui sont dédicacées. Il y a aussi une version de Climats, qu’il a dédicacé à la femme du bibliophile Edmond Limbourg, ainsi qu’un des vingt exemplaires d’un tirage illustré des Silences du Colonel Bramble.
Même scénario pour la bibliothèque de Marc Bloch. « Je viens d’apprendre qu’il y a environ deux mois mes livres ont été saisis par l’autorité occupante, enlevés de mon appartement et emportés vers une destination inconnue », écrit-il au mois de juin 1942 (1). Historien, résistant, il fut torturé à Montluc par Klaus Barbie et fusillé le 16 juin 1944. Deux ouvrages attendent ses ayants droit à Berlin : un essai d’histoire locale de Gustave Ducos, Sainte-Croix de Volvestre et son monastère, dans lequel est rédigé à la main « Marc Bloch novembre 1938 ». L’autre s’intitule La formation des légendes, d’Arnold Van Gennep. Il est annoté, « Marc Bloch, Gènes 7 mai 1910 ». Aux côtés de ces livres, d’autres appartenant à Arthur Rubinstein, Marc Vignaux, Lucien Romier, Henry Torres, etc. Ils sont compositeur syndicaliste, journaliste, avocat… des personnalités en vue de la première moitié du XXe siècle. Leurs ouvrages ou ceux de leurs bibliothèques ont la particularité de réapparaître soudainement dans le rayonnage de la Bibliothèque d’État de Berlin. On trouve également une demi-douzaine de livres portant l’estampille « Bibliothèque du Figaro ». « C’est un dépôt du ministère du Reich à l’éducation du peuple et à la propagande de Joseph Goebbels, qui remonte au mois de septembre 1942 », explique Michaela Scheible, de la Bibliothèque d’État de Berlin. Cette scientifique participe à un programme de recherche de provenance portant sur 10 000 livres de la Bibliothèque d’État de Berlin suspectés de provenir de spoliations opérées par les nazis entre 1933 et 1945.
Plusieurs dizaines de librairies publiques allemandes ont entamé des recherches similaires, et pour cause : le IIIe Reich a procédé en France et dans les pays voisins à une véritable razzia. On estime à 10 millions, voire plus, le nombre d’ouvrages saisis dans l’Hexagone entre 1940 et 1944. Les objectifs du Reich sont alors multiples. Lors d’un colloque qui s’est tenu à Strasbourg en 2010, Martine Poulain ancienne conservatrice de la bibliothèque de l’INHA (Institut national d’histoire de l’art) décrit les trois logiques qui vont procéder au pillage des bibliothèques et des archives : guerrière, nationaliste et antisémite. Les ennemis du Reich sont dépouillés de leurs lectures : les bibliothèques d’organisations politiques ou religieuses, celles des juifs, des francs-maçons, des communistes, des socialistes ou des russes blancs sont vidées de leur contenu.
Des services ad hoc
Si beaucoup d’instituts et d’organisations de l’occupant se disputent les ouvrages, deux organismes concourent principalement au pillage des bibliothèques : l’État-major spécial d’Alfred Rosenberg nommé ERR, qui s’occupe notamment de la saisie des biens culturels comme les tableaux et l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA), dirigé par Heinrich Himmler, qui s’appuie sur la Gestapo et d’autres satellites chargés de questions de sécurité. À cela s’ajoute l’action de la Dienststelle Westen (Service Ouest) au travers de l’Aktion M. – chargée de vider les appartements et garde-meubles appartenant à des familles juives pour en saisir le mobilier – ; plusieurs milliers de livres sont ainsi saisis. Des ouvrages qui doivent rejoindre des centres d’études à Berlin ou Francfort. À l’époque, la Bibliothèque d’État de Berlin porte le nom de Bibliothèque de l’État prussien. C’est l’une des plus importantes du pays dont l’origine remonte au XVIIe siècle, et compte dans ses collections le manuscrit de la Symphonie n° 9 de Beethoven ou encore une part importante des notes de Bach. La bibliothèque devient alors sorte de plaque tournante qui alimente en livres pillés une trentaine de librairies universitaires. Dans un premier temps, elle se spécialise dans les livres volés en Allemagne aux juifs, socialistes, francs-maçons et communistes. Devant l’afflux des saisies, son activité s’étend bientôt aux ouvrages provenant des autres pays occupés : Pologne, Russie, France… (2)
La bibliothèque du « Figaro » ramenée à Berlin
C’est ainsi qu’arrive la demi-douzaine d’ouvrages qui portent le cachet « Bibliothèque du Figaro ». La Gestapo s’intéresse aux quotidiens français. Le Figaro est alors installé au Rond-Point des Champs Elysées. « Les Allemands sont alors à la recherche de secrets d’État. Les deux journaux, surtout Le Temps, sont influents dans les milieux intellectuels et industriels. Ils ont donc pillé les locaux des deux journaux et… n’y ont rien trouvé, si ce n’est à l’exemple du Temps la collection complète du dictionnaire encyclopédique Larousse (édition de 1935). Ils ont un tropisme national-socialiste frôlant l’ésotérisme, imaginant des réseaux d’influence structurés complotant contre tout et n’importe quoi. Bref, ils ont ramené des bibliothèques entières à Berlin pour rien ou pas grand-chose », explique Philippe Jian, professeur d’histoire et de géographie (3).
Dans la foulée, la Gestapo vide le bureau de Lucien Romier, directeur politique du quotidien le Figaro et essayiste porté sur l’économie, il deviendra une éminence grise du Maréchal Pétain. Une douzaine d’ouvrages d’économie qui lui sont dédicacés sont à Berlin. À l’opposé de l’échiquier politique et pour bien prendre la mesure de la frénésie inquisitrice des nazis, une vingtaine d’ouvrages volés en France proviennent de la bibliothèque d’Henry Torres. Héros de la Première Guerre mondiale, avocat engagé auprès des militants de l’extrême gauche, infatigable défenseur des militants anarchistes, il obtint de nombreux acquittements. Il avait rejoint successivement la SFIO (section française de l’internationale ouvrière), puis le PCF (parti communiste français), dont il se fera exclure et sera candidat du Front populaire. Il est le mentor de Robert Badinter au début de sa carrière. Parmi la vingtaine d’ouvrages à Berlin, un exemplaire de La vie dangereuse que lui dédicace Blaise Cendrars ou encore Les derniers jours de Shylock de Ludwig Lewishon qui lui « rend un très respectueux hommage ». À côté de ces ouvrages, on en trouve deux dédicacés à Marcel Knecht, proche de Maurice Barrès, le maître à penser de la droite nationaliste de l’entre-deux-guerres ou encore deux autres du philosophe Raymond Aron et appartenant à Paul Vignaux. Philosophe et médiéviste français, il est l’un des fondateurs de la CFDT (Confédération française démocratique du travail) et fut aussi l’un des mentors de Jacques Delors.
Michaela Scheibe ne désespère pas de restituer ces livres. Contactée l’an dernier, la direction du Figaro n’a pas répondu à la proposition de restitution formulée par la Fondation pour l’héritage culturel prussien. Et ces 300 livres de Berlin ne sont qu’une petite partie des ouvrages pillés en France et qui réapparaissent. Depuis le début des années 2000, grâce au travail effectué par la chercheuse américaine Patricia Grimsted et approfondi par le professeur Anatole Stébouraka, nous savons que près de 12 000 livres, autographes et imprimés se trouvent en Biélorussie. Lors d’un colloque qui s’est tenu l’an dernier (4), le Dr Christina Köstner-Pemsel révélait qu’en 1942, les services de la Gestapo de Vienne avaient envoyé 28 sacs, soit 4 300 livres français, à la Bibliothèque universitaire de Vienne, dont 1 200 avaient intégré les collections de la bibliothèque avant que certains soient affectés à d’autres départements de l’université. Aujourd’hui, près de 500 d’entre eux sont encore dans la bibliothèque et font l’objet de recherches.
(1) Rapporté par Martine Poulain Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation, 2008, éd. Gallimard.
(2) Anders Rydell, The book thieves, 2015, Penguin Random.
(3) Auteur de la thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 2012 intitulée D’un désordre l’autre, Le Temps et Le Figaro des années 1930 au régime de Vichy.
(4) « Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ? Tentatives d’identification et de restitution, un chantier en cours » organisé les 23 et 24 mars 2017 à la BNF.
Un décret met fin à l’existence de la CRA le 31 décembre 1949. Et pour le reliquat de livres et d’œuvres d’art non traités sont créées des commissions « de choix ». À elles de choisir quels œuvres iront en dépôt dans quels musées et quels livres iront dans quelles bibliothèques soit 18 000 volumes précieux dont les propriétaires n’ont pu être identifiés. Il y aura quatre commissions de choix jusqu’en 1953 qui répartissent plus de 15 000 ouvrages aux quatre coins de la France : Strasbourg, Chartes, La Sorbonne, Forney, la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine), l’Institut d’art et d’archéologie et de nombreuses bibliothèques municipales en régions.
La Bibliothèque nationale de France (BNF) reçoit 3 680 documents, les plus précieux, selon le décompte effectué par Martine Poulain, l’ancienne directrice de la bibliothèque de l’INHA (Institut national d’histoire de l’art). En 1979, conformément au code civil (« toutes les actions tant réelles que personnelles sont prescrites par trente ans »), la BNF intègre les 3 680 documents à ses collections, sans signaler leur provenance. Au milieu des années 1990, la polémique enfle en France à propos du traitement des MNR (Musées nationaux récupération). Ces 2 000 œuvres, reliquat du pillage et mises en dépôt dans les musées français, ont été oubliées pendant près de cinquante ans. Et curieusement, alors que la mission Mattéoli a rendu son rapport, que plusieurs universitaires s’intéressent aux spoliations, on ne trouve rien à propos des livres dispersés dans les bibliothèques.
Ce n’est qu’à partir de 2013 que la BNF décide de se pencher sur la question et entreprend un travail d’identification des ouvrages provenant de la Commission de récupération. En mars 2017, lors du colloque sur les spoliations de bibliothèques organisé à la BNF, sa présidente, Laurence Engel s’engage à ce qu’un travail d’identification, d’inventaire et de signalement dans les catalogues soit effectué rapidement. « Avant le colloque, le traitement des documents imprimés mobilisait un conservateur à mi-temps et un vacataire pendant six mois ; il restait à conduire le même type d’opération pour les documents spécialisés, conservés au département des Manuscrits, des Estampes, de la Musique, des Cartes et plans et des Monnaies et Médailles et Antiques. (…) », explique au JdA Anne Pasquignon, conservatrice, adjointe au directeur des collections pour les questions scientifiques et techniques, qui estime que « les résultats sont consistants, sur le plan statistique, environ 70 % des documents ont pu être identifiés (…) et que le signalement dans les catalogues de la bibliothèque est presque terminé. ». Reste l’autre partie du chantier : tenter de retrouver les propriétaires.
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Des livres spoliés par les nazis resurgissent à Berlin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°502 du 25 mai 2018, avec le titre suivant : Des livres spoliés par les nazis resurgissent à Berlin