Freud ne cherche pas la ressemblance, mais la vie. « Pour moi, la peinture, c’est la personne », dit-il dans une énigme que seuls savent raconter les peintres. Et la personne de devenir peinture.
en cadrage est serré. À eux seuls les cheveux en bataille et le front dégarni occupent la moitié supérieure du tableau tandis que l’autre ne dévoile que les yeux, le nez et la partie haute de la bouche. Si les traits sont marqués, l’œil gauche est bordé d’un terrible coquard qui attire immédiatement le regard. Il donne d’ailleurs son titre au tableau – Le Coquard, 1978 – et a fait récemment la une artistique de nombreux journaux parce qu’il a été vendu aux enchères et que l’on s’attendait à ce qu’il batte tous les records. Ce qui n’a pas été le cas.
Cet autoportrait de Lucian Freud n’est pas le produit d’une coquetterie picturale mais l’image d’une situation bel et bien vécue par l’artiste. Le peintre ne se souvient plus du motif de l’altercation qui s’est conclue de la sorte, mais il se rappelle parfaitement que c’était avec un chauffeur de taxi. Peu importe en fait pour la peinture puisqu’elle y a gagné un nouvel et saisissant autoportrait du peintre.
Qu’est-ce que cache donc le visage ?
Tout y est comme à son habitude d’une impressionnante mesure réaliste. Toutefois, Lucian Freud n’a que faire de la question de la Mimesis et tous ses soins visent bien plus à acter une présence qu’à représenter fidèlement les traits du modèle qu’il a sous les yeux. « Sa peinture ne choquerait pas si souvent ceux qui la découvrent, note Jean Clair, si son réalisme ne mettait en jeu qu’une simple figuration du réel. »
De fait, il y est question de transcendance dans cette façon de dépasser la réalité. Comme il en est de son ami Francis Bacon, portraits et autoportraits constituent la plus grande partie de l’œuvre de Freud dans la grande tradition des peintres de la Renaissance et, comme eux, dans cette intention impérieuse d’en percer chaque fois le mystère. Celui tout à la fois d’un corps, d’une âme et d’une présence. Aussi tout l’art de Lucian Freud pourrait se résumer à cette sublime question : Qu’est-ce que cache donc le visage ? Question fondamentale du rapport de la figure à l’espace, aux autres et à soi. De son rapport au temps, notamment.
Des modèles peints jusqu’à épuisement
Quel qu’il soit, chaque tableau qui s’applique à représenter une figure humaine relève d’une sorte de pari impossible. Celui d’exprimer l’être alors même que le concept d’image tient du paraître : tel est l’éternel dilemme auquel Lucian Freud a choisi de se confronter. Pour ce faire, il a mis au point un protocole de travail qui en appelle tant au choix de ses modèles qu’à leur installation dans un espace propre.
L’artiste ne fait poser que des personnes qui lui sont proches. Des personnes ordinaires qu’il décline parfois dans le cadre d’une série, comme par exemple pour son assistant, David Dawson. Ses modèles sont toujours peints sur le vif, dans des décors généralement dépouillés, saisis le plus souvent selon des angles de vue décalés.
Ses figures de nus, auxquels il réclame des poses inhabituelles, voire des attitudes crues, comme celle de cette Fille endormie (1968), offrent à voir des postures déployées et contournées guère confortables, comme si l’artiste tenait à ce que le corps de son modèle occupe la totalité du champ iconique. Ou alors il les monumentalise en les cadrant de biais ; ainsi de Leigh sous la verrière (1994) dont la composition en contre-plongée vise éminemment à dominer le spectateur.
Ou bien encore, comme dans Réflexion (autoportrait) (1985), l’artiste se projette lui-même au premier plan pour mieux nous contraindre à l’incontournable d’un face-à-face. Lucian Freud peint lentement, aussi le travail se déroule-t-il au cours de très longues séances qui exigent de la part de ses modèles une totale disponibilité. Comme si le peintre cherchait à les épuiser pour qu’ils s’abandonnent et se délivrent dans la plénitude de leur individu.
« Pour moi, la peinture, c’est la personne », dit Lucian Freud. Préoccupé par l’introduction de la vie dans ses tableaux, il a toujours eu le souci d’explorer ses sujets au-delà d’eux-mêmes. Pour évacuer toute ressemblance et laisser la peinture s’emparer du sujet de sorte qu’il advienne en elle, de lui-même.
Un sens de l’observation hérité de Rembrandt
À cet effet, et d’un point de vue plus technique, l’art de Freud a évolué au fil du temps. Il est passé d’un soin précisionniste et de certaines outrances quasi caricaturales à une matière plus charnelle et à une touche beaucoup moins impliquée dans le souci du détail. Par ailleurs, le peintre a pris ses distances par rapport à la forme au bénéfice des contrastes de lumière et cela grâce à l’usage nouveau qu’il a fait d’un blanc davantage chargé en oxyde de plomb. Une technique qu’affectionnait Rembrandt et qui lui permettait des jeux de clairs-obscurs particulièrement expressifs et saillants.
À l’instar du maître flamand, Lucian Freud est doué d’un sens de l’observation tout à fait singulier et d’un esprit de synthèse de tout premier ordre. Sourd à toutes les turpitudes du monde extérieur, il est capable d’un tel degré de concentration au travail qu’il ne se laisse jamais embarrasser par le superflu. Sa force tient à cette forme d’obsession à faire « que la peinture soit chair », comme il dit, parce que ce n’est « pas l’apparence du modèle mais le modèle » qui compte pour lui.
Si cela se mesure aisément à la seule vue de ses portraits et de ses autoportraits, ses intérieurs d’atelier n’en sont pas moins une autre puissante formulation. Leur cadre détermine le lieu par excellence de vie et de tension où la peinture advient et où se joue le face-à-face du peintre avec son modèle. Entre distanciation et proximité.
L’exercice est souvent prisé des peintres et en ce domaine, une fois de plus, Picasso nous a laissé de puissants morceaux de peinture. Ce qui est le plus souvent qualifié de « peinture d’après… » consiste, pour l’artiste, à reprendre à son compte le sujet et la composition d’ensemble d’une œuvre d’un maître du passé. Un exercice de style en quelque sorte qui fournit à celui qui l’accomplit l’occasion d’une confrontation, d’un dialogue, voire d’un défi. Car il y va chaque fois d’une mise à l’épreuve.
À partir des années 1980, Lucian Freud s’y est appliqué. Chardin, Constable, Cézanne, Picasso… Il s’est saisi de motifs très divers pour les revisiter. Une autre forme de corps à corps qui l’a conduit à dépasser le caractère autobiographique prégnant de sa démarche pour exécuter de grandes compositions qui interrogent la peinture et son inscription dans une histoire spécifique.
Un Cézanne entièrement réapproprié
Intitulée L’Après-Midi à Naples, l’œuvre de Cézanne dont Lucian Freud a réalisé une reprise en 1999-2000 compte une première version datée de 1866 et deux autres de la première moitié des années 1870. C’est sur la deuxième que s’est appuyé le Britannique. Si, comme pour le peintre d’Aix, c’est pour lui l’occasion d’exécuter un tableau de trois figures nues – une femme debout portant un plateau et un couple allongé au sol –, il a transposé la scène en la faisant passer de l’extérieur dans un intérieur. Alors que Cézanne l’encadre entre deux éléments d’arbres, Freud imagine un tableau au format inédit en L qui accentue l’opposition formelle entre la servante debout à gauche et le couple installé sur un grand drap blanc.
Par-delà les décennies qui les séparent, une même passion anime les deux peintres : celle de l’installation de figures dans l’espace. Question fondamentale de composition qui constitue à leurs yeux l’essence même de cet objet qu’on appelle un tableau.
Si le thème est éminemment érotique, ils ne l’abordent pas de la même manière. Cézanne le traite de façon relativement violente dans le geste alors que Lucian Freud en fait un monument d’accablement existentiel.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Derrière le portrait - Le modèle mis à nu
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Lucian Freud. L’atelier », jusqu’au 19 juillet 2010. Centre Pompidou, Paris. Tous les jours sauf le mardi et le 1er mai de 11 h à 21 h. Tarifs : 8 à 12 €. www.centrepompidou.fr
Très cher Freud. Lucian Freud est l’artiste vivant le plus cher au monde. En 2008, un nu de sa muse Sue Tilley est cédé pour 21,6 millions d’euros, détrônant ainsi Jeff Koons et son Hanging Heart (16 millions d’euros en 2007). Sa cote n’a cessé de monter depuis 2004. Avec Francis Bacon (record à 55,7 millions d’euros en 2008 pour Tryptich), il est l’artiste britannique le plus recherché sur le marché de l’art. Il est rarissime de trouver ses œuvres aux enchères, ce qui explique l’engouement des collectionneurs. Même si, le 7 février dernier, un de ses autoportraits, adjugé à 3,2 millions d’euros, [lire p. 48] s’est moins bien vendu que prévu.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : Derrière le portrait - Le modèle mis à nu