Politique culturelle, un débat très animé

Débat. Quel rôle pour la rue de Valois ?

Emmanuel Pénicaut et Charles Personnaz, auteurs d’un ouvrage polémique sur ce que devrait être le ministère de la Culture, dialoguent avec Pierre Lungheretti, directeur de la Cité de la bande dessinée

Par Carole Blumenfeld · Le Journal des Arts

Le 7 juin 2017 - 1878 mots

Trois hauts fonctionnaires de la culture, aux visions parfois très opposées de la politique culturelle, sont réunis par le JdA pour échanger sur les missions du ministère de la Culture, sur la décentralisation, sur la démocratisation, sur le levier numérique.

Emmanuel Pénicaut, conservateur en chef du patrimoine, et Charles Personnaz, administrateur civil, publient Sauver la Rue de Valois ? (Lemieux éditeur) où ils proposent de recentrer l’action du ministère de la Culture autour de deux missions fondamentales : protéger et transmettre. Le JdA les a invités à débattre avec Pierre Lungheretti, ancien directeur de cabinet de Frédéric Mitterrand, aujourd’hui directeur général de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image et président du Centre chorégraphique national de Grenoble.

Quel diagnostic portez-vous sur la politique culturelle française ?
Emmanuel Pénicaut (E. P.) : Une politique à bout de souffle qui peine à se définir au-delà de grandes formules répétées par chacun des ministres. Les discours se succèdent et se ressemblent, mais il manque une ligne d’action derrière les mots.
Pierre Lungheretti (P. L.) : Il y a des réussites incontestables : un modèle culturel français qui fait référence, une politique du patrimoine, des musées et des festivals qui attirent des touristes, un maillage du territoire malgré des zones blanches sur lesquelles il faudrait réfléchir. Pour moi, le défi, ce sont les publics. L’étude Pratiques culturelles des Français de 2009 (1) et celle d’Eurostat de 2016, montrent que la France a une position moyenne alors que les sommes investies sont supérieures à la plupart des 27 pays européens analysés. Il faut réinventer une politique de démocratisation pour que le ministère puisse régénérer une demande sociale de culture.

Pour vous, Emmanuel Pénicaut et Charles Personnaz, quels sont les enjeux de demain ?
Charles Personnaz (C. P.) : On a l’impression aujourd’hui que cette machine tourne un peu à vide. Le grand ministère de la Culture, c’est celui de l’Éducation nationale. Quand vous interrogez les Français, la première acculturation c’est la langue, la littérature, la culture générale, l’histoire. Or, en ne s’ouvrant pas à tous les champs, le ministère a du mal à attirer un public plus large que celui des beaux-arts et de l’art contemporain pour l’amener à découvrir d’autres formes de cultures. S’il avait la tutelle de tous les musées de l’État, il élargirait son regard.
E. P. : Le ministère est un ministère de la parole, mais il faut un discours culturel audible par un plus grand nombre.
P. L. : Je m’inscris en faux par rapport à ce que vous dites. Les ministres successifs ont énoncé des priorités très claires, mais ce qui manque, c’est la réinvention de modalités opérationnelles pour les mettre en œuvre. Regardons l’exemple du ministère des Affaires étrangères où un secrétariat général avec autorité hiérarchique sur les directions de métiers assure une unité d’action et un relais de la parole politique.
C. P. : Une certaine frange l’entend pourtant, mais on a surtout l’impression d’une parole sectorielle. L’État n’est plus capable de faire le grand écart entre une culture de divertissement – n’y voyez aucun jugement de valeur –, et un héritage que l’on reçoit pour le transmettre. Pour nous, le rôle de l’État, c’est de se recentrer sur ce patrimoine.

Vous proposez d’ailleurs d’échapper à la culture de l’événement…
C. P. : Aujourd’hui les établissements de conservation de collections ont tendance à se lancer dans une course à la communication. Les expositions ne sont plus conçues comme l’aboutissement de recherches livrées au public. Il existe néanmoins des exemples intéressants à Lyon ou Rouen pour créer un autre lien avec le public local.
E. P. : C’est aussi la politique de l’Orchestre national d’Île-de-France qui ne se cantonne plus à des grands concerts.
P. L. : Je suis d’accord avec ces exemples auxquels on pourrait adjoindre celui du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Ces moments de communion fédérateurs sont indispensables, mais c’est tout aussi important d’assurer une permanence pour créer les conditions d’un partage le plus large de ces événements. Je voudrais en revanche revenir sur votre définition des champs du ministère. La culture est en continuelle évolution. Le ministère doit travailler sur la transmission des héritages, certes, mais aussi être attentif à l’émergence et l’évolution des pratiques.
E. P. : Mais est-ce que vous ne vous condamnez pas à avoir un ministère qui saupoudre et regarde dans toutes les directions à la fois ?
P. L. : Je pense plutôt qu’il est indispensable de créer des passerelles. Un exemple concret : « Un break à Mozart », spectacle de Kader Attou présenté au Centre chorégraphique de La Rochelle mêlant hip-hop, danse contemporaine sur une musique de Mozart. Les Drac (directions régionales des Affaires culturelles) ou les établissement culturels tricotent sans cesse pour éviter des fractures irrémédiables.
C. P. : Le devoir du ministère n’est-il pas d’établir une ligne générale et ensuite de laisser fleurir les initiatives comme celles-ci ? Il me semble difficile pour une administration centrale d’avoir un rôle de vigie. Je ne crois pas à un ministère d’avant-garde. Il doit, selon moi, être dans la réserve, pour voir ce qui s’est tamisé et que nous devons à notre tour transmettre.
P. L. : Nous avons un léger désaccord. Prenons l’exemple des Scènes de musiques actuelles, une vraie réussite qui participe au rayonnement du pays. L’État est pleinement dans son rôle en détectant les talents et en créant les conditions de leur professionnalisation.

Quelles mesures concrètes le ministère devrait-il appliquer en urgence pour assurer une meilleure démocratisation ?
C. P. : Trois mesures. 1/ Sortir du débat « gratuité » contre « très cher » et trouver un juste prix en fonction des lieux et des spectacles (deux exemples : la Philharmonie et la Comédie-Française). Les tarifs du Louvre et de Versailles dissuadent en revanche le public. L’État ne doit pas s’abriter derrière des difficultés économiques pour se priver de cette réflexion. 2/ Transférer le spectacle vivant au plus près de la fabrique de la création. Nous ne pensons pas que l’État soit le plus à même de suivre le bouillonnement de ce qui se fait comme la sensibilité du public. Il faut faire confiance aux collectivités territoriales qui ont investi dans un certain nombre d’équipements, tout en leur transférant des crédits supplémentaires. 3/ Le ministère doit faire un vrai effort sur le numérique pour en faire un instrument de démocratisation. Cela implique d’étoffer l’offre, de rendre compte de ce qui se fait ailleurs et surtout d’adapter les supports aux modes de consommation actuelle, c’est-à-dire aux modalités de recherches numériques du public.
P. L. : Il y a cinq mesures capitales. 1/ Seuls 47 % des élèves accèdent à l’éducation artistique et il faut passer à 100 % en renforçant l’interministérialité autour de cette action et en impliquant les Départements, maillons forts de l’action sociale. Les bénéfices de l’intervention d’artistes dans les classes sont établis par des spécialistes. 2/ Créer un écosystème du numérique culturel en travaillant sur les conditions d’appropriation des ressources en ligne que toute une frange de la population ne sait pas utiliser et discriminer. L’État doit s’appuyer sur les médiathèques, mais aussi aller chercher les internautes là où ils sont en créant des partenariats avec des sites extrêmement populaires. 3/ Fonder notre action culturelle sur des principes plus participatifs, plus collaboratifs. Je songe par exemple à l’expérience sur l’exposition « Sans réserve » au Musée des beaux-arts de Rennes en 2007-2008. 4/ Il faut un programme national avec des projets d’artistes qui permettent aux populations d’être actrices particulièrement dans les territoires prioritaires. J’avais été frappé par l’impact local du « Musée précaire Albinet » de Thomas Hirschhorn en 2004 à Aubervilliers. 5/ Je pense qu’il faut concevoir un nouveau type d’établissement culturel, plus inclusif, plus participatif, avec des résidences d’artistes et des cours pour jeunes et adultes, dont le projet « Médicis Clichy-Montfermeil » pourrait être chef de file.
E. P. : C’est tout ce qui ne marche pas depuis trente ans !
C. P. : Il y a un levier sur lequel le ministère devrait plutôt s’appuyer, c’est le patrimoine. Le monument est le premier échelon de la culture au niveau local. Prenons le cas du Musée de l’Air et de l’Espace au Bourget qui est un cocktail intéressant entre l’État qui fait son devoir (préservation), les collectivités locales (animation du territoire) et l’établissement (rencontre avec les publics). Je crois davantage à ce type de réussites qu’à un grand plan d’éducation artistique et culturelle.
Le point de divergence entre nous me semble être notre confiance dans l’État à être créatif. S’il assure son rôle de préservation et transmission, il fait déjà beaucoup. À la société civile, aux fondations privées et aux collectivités d’être créatives, et à ces dernières de trouver également des moyens pour mettre en place ce que nous venons de dire.
P. L. : Je ne suis pas pour une emprise totalitaire de l’État, mais une de ses missions fondamentales est de créer les conditions de l’innovation et de la favoriser. Je trouve que le ministère est parfaitement dans son rôle lorsqu’il lance une réflexion prospective « Musées du XXIe siècle ».

Vous ne partagez pas l’idée de Charles Personnaz et Emmanuel Pénicaut au sujet de nouveaux transferts de compétences ?

P. L. : Au moment de la réforme territoriale, les collectivités n’étaient pas demandeuses de nouveaux transferts, mais d’une meilleure coopération, plus stratégique, avec le ministère de la Culture. Celui-ci devrait pouvoir mieux faire partager son expertise aux agents des Drac dont les compétences sont très souvent exceptionnelles. Il faudrait encourager une vraie décentralisation avec des projets originaux révélant les potentialités des territoires, et non le clonage des établissements nationaux à Lens [Louvre-Lens] ou à Metz [Centre Pompidou-Metz].
C. P. : L’expertise ne se trouve pas qu’au sein du ministère. Nous sommes partisans d’un plus grand rôle à l’échelle territoriale des établissements publics.

Vous proposez ainsi que le président du Louvre redevienne « directeur des Musées de France ».
C. P. : Si l’État a quelque chose à apporter, c’est à partir des grands établissements publics qui ont acquis ces dernières années des moyens et qui disposent des compétences, et non de l’administration centrale qui s’est beaucoup affaiblie. On a été un peu au bout du système actuel. Peut-être qu’il faut essayer quelque chose.

Or, vos propositions pour le soutien à la création contemporaine sont aux antipodes…

C. P. : Il nous semble important de transférer toutes les compétences aux Régions, à charge pour elles de décider quelles politiques elles doivent mener. Il faut aussi assurer une meilleure lisibilité au sein du réseau des écoles supérieures de beaux-arts (Arles, la ville de la photographie ; Paris celle des masters). La transmission des techniques artistiques doit y être renforcée pour ne pas en faire de simples écoles d’éclosion conceptuelle et faire la différence avec les autres – je pense à Central Saint Martin ou aux écoles privées sur ce modèle.
P. L. : La création contemporaine est un sujet important, difficile. Les Régions sont dans une phase un peu délicate de métamorphose liée à la réforme territoriale et je ne suis pas sûr qu’elles soient demandeuses. Si l’État se désengageait, il se priverait d’une capacité d’impulsion autour des enjeux de la démocratisation.
C. P. : Nous ne croyons pas que la démocratisation culturelle passe d’abord par un soutien à la création contemporaine.

Notes

(1) Département des études, de la prospective et des statistiques/ministère de la Culture

(2) ec.europa.eu

Légende photo

Pierre Lungheretti, à gauche, face à Charles Personnaz et Emmanuel Pénicaut, à droite © Photo Livia Saavedra pour Le Journal des Arts

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°481 du 9 juin 2017, avec le titre suivant : Débat. Quel rôle pour la rue de Valois ?

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