Plus de trente ans après la censure de 1971, Daniel Buren revient au Guggenheim Museum de New York. L’artiste y réalise une œuvre in situ qui éclaire le magnifique bâtiment de Frank Lloyd Wright.
En 1971, Daniel Buren est invité à exposer à la sixième « Exposition internationale » du Guggenheim à New York. Le musée entend alors montrer des travaux d’une trentaine d’artistes, non pas pour présenter une anthologie de l’art en train de se faire, mais pour révéler ses propres choix. Pour répondre à l’architecture du lieu, Daniel Buren conçoit un dispositif en deux temps, dont le premier est constitué d’une immense toile haute de vingt mètres et large de dix, suspendue au centre du puits de lumière imaginé par l’architecte Frank Lloyd Wright. L’œuvre, intitulée Peinture-sculpture, joue en effet sur les deux tableaux, si l’on peut dire, dans le sens où vue de face elle est une peinture – l’artiste a peint en blanc recto verso les bandes à l’extérieur de la toile –, puis devient une sculpture, c’est-à-dire un volume, quand le visiteur n’en voit que la tranche. En installant cette toile au centre de la spirale, l’artiste réalise une immense œuvre en résonance avec le bâtiment, mais aussi l’une de ses premières grandes pièces in situ. Plusieurs artistes de l’exposition, Dan Flavin, Donald Judd et Michael Heizer, qui ont un certain poids sur la scène new-yorkaise de l’époque, en demandent son retrait. Ils prétextent que la bannière de Buren enlève la possibilité de disposer d’un double regard sur les œuvres exposées sur les cimaises le long de la rampe, celui, immédiat, face aux œuvres, et le point de vue, de loin ou de haut, à travers le puits de lumière – ce que l’architecture, en réalité, ne permet pas. Le jour précédent le vernissage, la pièce de Buren est décrochée. La seconde œuvre, qui devait prendre place à l’extérieur, ne fut jamais installée. De nombreux artistes de la manifestation, comme Weiner, LeWitt, Nauman ou Long, ont alors soutenu le Français, mais il ne participa finalement pas à l’exposition (1).
Construction et déconstruction
Près de trente-cinq ans après cette censure, Daniel Buren revient au Musée Guggenheim, pour une exposition personnelle cette fois. Comme un clin d’œil à l’aventure de 1971, l’artiste a installé dans l’espace même où Peinture-sculpture fut brièvement accrochée un dispositif construit à partir de miroirs, pour une exposition dont le nom est à lui seul tout un programme : « The Eye of the Storm » (« L’œil du cyclone »).
En rentrant dans le musée, le visiteur se retrouve dans la pénombre, face à un gigantesque échafaudage brut qui lui ôte toute vision sur l’intérieur du bâtiment. Il quitte alors l’envers du décor pour se retrouver en pleine lumière, devant le fragment d’un cube de verre qui aurait enserré le musée. L’architecture de Frank Lloyd Wright est ainsi révélée dans un jeu de construction et de déconstruction de la spirale qui s’offre telle que l’architecte a toujours voulu la voir : vide de toute œuvre. « Pour moi, ce bâtiment est vraiment un chef-d’œuvre du XXe siècle, nous a déclaré Daniel Buren face à son intervention. Pour y mettre des œuvres d’art, même classiques modernes, il a et il sera toujours un problème. Il faut se battre avec cette architecture. » Il est en effet extrêmement difficile pour les œuvres de s’imposer dans ce lieu, la nature même de la spirale ayant tendance à les éjecter vers l’extérieur. « Je n’ai pas vraiment changé d’avis depuis 1971, poursuit Daniel Buren. Ce qui est magnifique, mais qui fait aussi la perversité du musée, c’est qu’il n’y a ici aucune verticale ni horizontale. Mais, en fait, Wright en parle tout le temps dans cette architecture, c’est-à-dire que les verticales et les horizontales n’existent pas réellement, elles sont spirituelles. La vraie verticale, c’est ce puits, qui est normalement quasi inutilisable. Je pense que c’est le point névralgique. J’avais travaillé là-dessus en 1971 et mis une verticale qui tombait jusqu’au premier étage. Cette fois-ci, j’ai fait quelque chose de très différent, mais qui reprend ce principe, à savoir que c’est une verticale qui tombe dans le milieu absolu du musée, qui est ce que j’appelle « l’œil du cyclone ». Tout vient se déployer autour, rentrer et sortir dans cet angle d’un grand cube. » En montant par la spirale, le visiteur passe ainsi alternativement derrière le dispositif, dans le côté sombre du musée, et face à l’espace démultiplié, dans une lumière rendue plus subtile par des bandes de couleur mauve placées sur la rosace.
D’autres films de couleurs ont été disposés par l’artiste dans les Thannhauser Galleries. La lumière extérieure forme alors des motifs colorés sur le sol et les murs, un ensemble multicolore, sans aucun souci d’harmonie des tons, mais qui joue sur la féerie de ces contrastes. Les formes, triangles ou ronds suivant les étages, font également référence au vocabulaire de Wright pour ce bâtiment. L’outil visuel apparaît aussi comme un fil rouge, écho aux bandes vertes de la spirale et à l’ensemble plus classique de peintures de la High Gallery, dont la majorité est prêtée par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Une peinture dont l’artiste explore à sa manière, dans l’ensemble de l’exposition, quelques-unes des problématiques essentielles, en particulier l’ombre, la lumière et la couleur.
Dans les différents espaces, Daniel Buren signe au Guggenheim une intervention majeure, trente-quatre ans après un geste fondateur que personne n’aura finalement pu voir.
(1) L’histoire de cette censure et de la polémique qui l’accompagna est largement documentée dans le Buren Times, le catalogue sous forme de journal publié pour l’exposition de 2005.
Le travail de Daniel Buren – né en 1938 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) – aborde depuis les années 1960 la question de l’œuvre et de sa relation au lieu, qu’il soit espace privé ou public, intérieur ou extérieur. A fortiori, c’est aussi la fonction même du musée qui est interrogée dans son rapport à un art conçu pour lui. À l’automne 1965, Daniel Buren achète au marché Saint-Pierre, à Paris, du tissu rayé semblable à celui utilisé pour les stores des cafés. Cette succession de bandes alternées blanches et de couleur de 8,7 cm, sans signification aucune, va devenir son outil visuel. Depuis lors, l’artiste l’utilise – mais pas exclusivement – aussi bien dans ses peintures que dans ses œuvres in situ, c’est-à-dire ses pièces réalisées en fonction, mais aussi dans un lieu. Daniel Buren a réalisé de nombreuses œuvres pérennes pour l’espace public, en France et à l’étranger, parmi lesquelles les Deux Plateaux, dans la cour du Palais Royal à Paris.
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Dans l’œil du cyclone
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 8 juin, Solomon R. Guggenheim Museum, 1071 Fifth Avenue, New York, tél. 1 212 423 3500, tlj sauf jeudi, 10h-17h45, vendredi 10h-20h, www.guggenheim.org Avec le soutien de Pernod Ricard et de l’Afaa.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Dans l’œil du cyclone