L’Amérique latine, peut-être plus que toute autre région au monde, produit aujourd’hui un art marqué à la fois par la promesse de jours meilleurs et les pesanteurs d’un lourd passé historique. En effet, au cours de la décennie qui a suivi l’exposition maya "Les Magiciens de la Terre" au Pérou, les artistes du monde entier ont su créer des liens pour dépasser les anciennes limites qui séparaient les cultures des pays “développés et celles des pays "en voie de développement".
Cette séparation des cultures, qui existe pour des raisons précises, est généralement soutenue sans nuances par une large majorité qui préfère s’abriter derrière les grands courants artistiques reconnus, et taxe d’exotisme l’art produit dans ces pays.
Depuis quelques années, le monde de l’art s’emploie à associer l’Asie et l’Afrique. L’Amérique latine reste, quant à elle, une zone test qui révélera si l’Europe et l’Amérique du Nord sont prêtes à accepter l’idée d’une scène artistique mondiale.
Les observateurs culturels américains connaissent bien le problème, pour deux raisons. D’un point de vue pratique, on peut se référer aux statistiques qui témoignent de la croissance rapide de la population hispanique aux États-Unis et de son influence sur la langue, la nourriture, la musique, le cinéma et la littérature, particulièrement à New York, en Floride, au Texas, en Californie, dans l’Illinois, et dans tous les états abritant une large population hispanophone.
Art conceptuel
D’un point de vue historique, le rapprochement de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine mérite que l’on y accorde la plus grande attention, davantage pour des raisons géographiques que culturelles, même si cela implique de remettre en question des siècles d’assujettissement aux valeurs européennes qui ont influencé ces cultures dans leurs caractéristiques les plus fondamentales.
Pourtant, l’argument culturel visant à combler le fossé entre l’Amérique latine et le reste du monde est le plus convaincant de tous. Établir une représentation inégale des ressources culturelles mondiales en fonction du poids politique et économique des grandes puissances est une pratique surannée. L’art conceptuel, pour prendre un exemple simple, n’est ni plus ni moins rigoureux, ni plus ni moins critique, qu’il soit produit à Düsseldorf ou à Santiago du Chili. Toutefois, l’histoire de l’art conceptuel n’est pas suffisamment écrite pour que soient reconnues les réalisations chiliennes au même titre que les réalisations allemandes. Afin de mettre en exergue la diversité et l’esprit d’invention qui sont au cœur de la production artistique actuelle en Amérique du Sud, en Amérique centrale, au Mexique et dans les Caraïbes, il est important de souligner que ces régions sont tout aussi virtuellement “internationales” que les autres régions du monde. L’étude la plus sommaire de ces pays révèle l’existence de liens étroits entre l’Angleterre et l’Argentine, entre le Chili et l’Allemagne, ou encore entre la France et le Brésil. Les échanges entre les valeurs européennes importées et les traditions indigènes, profondément ancrées dans l’histoire, sont toujours à l’œuvre dans le brassage culturel de pays tels que le Mexique, le Pérou, le Guatemala, la Colombie, la Bolivie, le Brésil et le Chili.
Héritage africain
Au Brésil et à Cuba, un puissant héritage africain, qui remonte parfois jusqu’au XVIIIe siècle, est sensible dans tous les aspects de la vie publique, et les traces laissées par la diaspora africaine sont également visibles au Honduras, au Venezuela, à Porto Rico et en République Dominicaine. Au cours de ce siècle, les grandes migrations des Juifs d’Europe, des travailleurs chinois et japonais, des Hindous et des réfugiés du Moyen-Orient, ont eu une influence permanente aussi bien sur le patrimoine génétique que culturel de tous les pays d’Amérique du Sud. Combinées au développement des routes maritimes commerciales dans le Pacifique et l’Atlantique reliant l’Asie, l’Australie, l’Europe et l’Afrique, ces migrations ont donné lieu à d’importants échanges et à des changements culturels uniques au monde – le nouveau président élu du Pérou, par exemple, est d’origine japonaise –, qui illustrent les capacités d’adaptation de l’Amérique latine et annoncent une nouvelle ère de brassage culturel permanent.
Installations vidéos
La nature hybride de la culture artistique sud-américaine se retrouve dans certaines œuvres de la génération émergente des créateurs, notamment à travers les sculptures très troublantes de Doris Salcedo, dont les plus récentes ont été exposées à New York au printemps. Elles sont exécutées à partir d’objets et de restes humains (cheveux, os), associés à des débris de meubles rustiques et des fragments architecturaux, pour produire une puissante sensation de perte. Les enveloppes peintes par Eugenio Ditteborn, dont le cachet laisse croire qu’elles ont été postées à Santiago du Chili, forment une mosaïque d’images multiples sur plusieurs mètres de haut et de large, faisant référence aux conditions historiques et géographiques contre lesquelles il s’oppose avec son art. Dans ses installations vidéos, le Vénézuélien José-Antonio Hernandez-Diez expose ses visions macabres sur fond de science-fiction de série B, et rend comiques certains aspects de la lutte des classes. Le travail photographique de Rosangel Renno explore de l’intérieur les structures institutionnelles du Brésil profond, avec une volonté humaniste qui révèle parfois une émotion insoupçonnée, comme ces tatouages faits à la main qu’utilisent les prisonniers pour identifier chacun des membres de leur communauté. Autant d’artistes dont l’œuvre commence à produire un effet notable sur la création qui s’épanouit dans d’autres parties du monde.
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Amérique latine : six pays à la loupe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : Amérique latine : six pays à la loupe