L’architecte espagnol Alejandro Zaera-Polo, âgé de trente-neuf ans, est l’un des trois commissaires de l’exposition « Nouvelles tendances de l’architecture en Europe et au Japon » à Arc en rêve, à Bordeaux. Il a obtenu son diplôme d’architecte à l’ÉTS (École technique supérieure) d’architecture de Madrid (1988) et un mastère à la Graduate School of Design de l’université d’Harvard, aux États-Unis (1991).
Après avoir travaillé chez Rafael Moneo, à Madrid, puis chez Rem Koolhaas, au sein de l’Office for Metropolitan Architecture, à Rotterdam, Alejandro Zaera-Polo s’est installé à Londres où il a ouvert, en 1993, sa propre agence – Foreign Office Architects (FOA) – en association avec Farshid Moussavi. Entre autres édifices, FOA a réalisé les restaurants New Belgo à Bristol, à Londres et à New York, ainsi que le quartier général de la police municipale de Villajoyosa (Espagne). Parmi les projets actuellement en cours de construction, on peut citer l’ensemble de bureaux "Mahler 4" à Amsterdam, le siège social du groupe de presse Dulnyuk, à Paju (Corée du Sud), et le théâtre municipal de Torrevieja (Espagne). Depuis septembre 2002, et pour les quatre ans à venir, Alejandro Zaera-Polo a été nommé directeur du Berlage Institute de Rotterdam. Il nous présente l’exposition.
Comment s’est effectué le choix des pays et des architectes ? Pourquoi un pays comme la Suisse, dont on connaît la qualité de moult réalisations, est-il absent de la sélection européenne ?
Rappelons, en préambule, que les organisateurs de l’exposition “Nouvelles tendances architecturales en Europe et au Japon” sont japonais. Ces derniers ont donc fixé les règles pour la sélection et consulté trois “experts”, tous architectes : un Japonais, Toyo Ito, et deux Européens, le Belge Bob van Reeth et moi-même. Pour l’Europe, la sélection était très claire : il fallait choisir un architecte par pays de l’Union européenne. D’où l’exclusion de la Suisse. Certes, on pourrait discuter longuement des frontières de l’Europe, car il existe également de bons architectes en Russie ou en Turquie. On pourrait aussi discuter du choix du tandem Europe/Japon, tant il est vrai qu’un binôme Europe/Asie serait effectivement plus approprié sachant que, dans des pays comme la Malaisie, la Corée ou la Chine, il se passe des choses très intéressantes sur le plan architectural. Bref, les Japonais ont fixé un cadre, et l’on se devait, en tant que commissaire, d’y souscrire... ou bien de décliner l’offre.
Que recouvre exactement le vocable “nouvelles tendances” en architecture ?
Personnellement, je n’aime pas le terme de “tendance”. D’ailleurs, cette sélection ne représente pas des tendances, comme pourrait le faire croire le titre de l’exposition, mais se compose, au contraire, d’une somme d’individualités.
En fait, il s’agit ici d’une simple question de sémantique. Au Japon, la volonté de “capturer” les mouvements à la mode dans la société, ce que l’on appelle les “tendances”, est culturellement primordiale. À travers cette exposition, les organisateurs ont voulu faire de même avec l’architecture, en montrant les architectes qui leur paraissaient intéressants actuellement.
Quelles sont les grandes différences que vous avez observées entre l’Europe et le Japon ?
S’il fallait absolument les distinguer, je dirais que les architectes japonais sont plus attentifs aux détails, tournés vers la recherche d’une certaine sophistication. Ils sont donc plus soucieux de la matérialisation du projet que de sa théorisation. En revanche, les architectes européens, et en particulier les Allemands, sont, eux, clairement attachés à une conceptualisation du projet.
Au Japon, cette attention extrême portée aux détails n’est d’ailleurs pas uniquement l’apanage des architectes. Les entreprises de travaux publics se révèlent elles aussi très soigneuses et très rigoureuses. L’été dernier, notre agence a achevé le terminal international de ferrys de Yokohama, un vaste projet de 48 000 m2 et d’un coût de 150 millions de livres sterling (233 millions d’euros). J’ai pu ainsi constater, lors du chantier, combien les entreprises japonaises étaient davantage professionnelles que leurs homologues européennes.
Qu’est-ce qui fait la singularité de l’architecture japonaise ?
La plupart des architectes japonais veulent aujourd’hui échapper à ce que l’architecture nippone produisait il y a encore dix ou quinze ans.
À l’époque, les maîtres d’œuvre cherchaient constamment à imposer une signature, à affirmer un style. Ils étaient très souvent dans le registre du geste architectural. Aujourd’hui, la nouvelle génération cultive une approche plus pragmatique du projet avec, en corollaire, une prise en compte plus aiguë de l’intérêt général.
N’est-ce pas aussi la tendance actuellement en vigueur en Europe ?
Si, bien sûr. Aujourd’hui, à l’instar des Japonais, les Européens tournent le dos à toute cette architecture de signatures qui a sévi au cours des années 1980, voire au début des années 1990. Des deux côtés, le pragmatisme est à l’honneur. Les architectes essaient moins de produire un discours esthétique que de résoudre intelligemment les problèmes posés en respectant précisément le cahier des charges du projet. Je trouve qu’ils sont plus pondérés que leurs prédécesseurs. Ils ne cherchent plus à imposer un projet coûte que coûte, mais s’emploient à l’insérer dans son environnement.
Que pensez-vous de la production architecturale française ?
Ces dernières années, la France s’est distinguée par une utilisation très intéressante de la technologie. Par ailleurs, les architectes français ont beaucoup travaillé sur la “superficialité” des bâtiments, non pas au sens péjoratif du terme, mais au sens du traitement de l’enveloppe, de l’habillage, de la peau des édifices.
Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, les deux architectes choisis pour représenter la France, ne semblent pourtant pas correspondre totalement à votre analyse ?
Effectivement, c’est un paradoxe : Lacaton et Vassal sont plutôt atypiques au sein de l’architecture française. D’où leur intérêt. S’ils partagent un goût certain pour les matériaux modernes ou la réflexion sur la lumière, ils ont surtout initié une recherche singulière : cette approche originale sur les matériaux bruts et les budgets de réalisation serrés, que d’aucuns ont aussitôt qualifiée de “Low Architecture”.
Les architectes français sont-ils connus à l’étranger ?
L’architecture française, on la découvre au fil des pages des revues spécialisées. Les architectes français les plus connus aujourd’hui sont évidemment Jean Nouvel et Dominique Perrault, suivis de près désormais par le duo Lacaton et Vassal. Enfin, arrive maintenant une nouvelle génération, dont les représentants ont pour noms Jakob & MacFarlane ou Périphériques. En regard du Japon ou d’autres pays européens, l’architecture française me semble peu médiatisée, en France et à l’étranger.
L’architecture serait-elle plus médiatisée en Espagne ?
Oui. La communication sur l’architecture est, en Espagne, très importante. Elle ne passe pas uniquement par les revues spécialisées, elle est aussi transmise par la presse généraliste. Hormis le grand quotidien El Pais, de nombreux journaux espagnols ont des rubriques régulières qui traitent de l’architecture. Celle-ci se montre aussitôt plus concrète, donc palpable, aux yeux du public.
Quel est selon vous le pays d’Europe où l’architecture vous semble la mieux assimilée par ses habitants ?
Je pense évidemment aux Pays-Bas. Là-bas, les gens sont culturellement plus à même d’accepter la nouveauté. Les commanditaires, qu’ils soient publics ou privés, ont un esprit beaucoup plus ouvert et n’hésitent pas à faire appel à de jeunes architectes. En outre, les coûts de construction sont relativement moins élevés que dans n’importe quel autre pays européen. Le risque de se lancer dans un projet innovant est donc moindre.
L’”architecture durable” va-t-elle devenir la tendance du XXIe siècle ?
Oui, je pense que ce sera l’un des domaines majeurs à prendre en considération dans les années à venir. En architecture, “durable” ne veut pas dire bâti à jamais. Un édifice ne peut résister cent ans. En revanche, cela suppose qu’il dure au moins une quinzaine d’années, et surtout qu’il soit, dans sa totalité ou en partie, recyclable. Demain, l’architecture prendra mieux en compte son action dans l’environnement. On contrôlera l’énergie qu’il faut pour “produire” tel ou tel bâtiment, ainsi que l’énergie produite par le bâtiment lui-même. Cela impliquera un choix plus précis des matériaux, effectué en symbiose avec le climat. En terme de volume, il est ainsi très différent de concevoir un espace en Norvège ou en Espagne. D’un côté, on privilégie le fait de ventiler l’espace, de l’autre, celui de le chauffer. Évidemment, on le fait déjà. Mais on pourra, grâce à la technologie, aller beaucoup plus loin. La technologie offre aujourd’hui des possibilités jusqu’alors ignorées. Elle ouvre le champ à une innovation tous azimuts. Ces voies nouvelles qui restent à explorer seront la marque de fabrique d’une nouvelle génération d’architectes.
En 2002, vous avez été nommé directeur du prestigieux Berlage Institute de Rotterdam, école d’architecture parmi les plus réputées en Europe. Quel enseignement comptez-vous y dispenser ?
Je pense que l’enseignement traditionnel, construit principalement autour de cours magistraux, est révolu. Mon idée est de développer beaucoup plus les relations entre l’école et la pratique concrète du métier d’architecte. La développer à travers des “laboratoires” de recherche où l’on débattrait de contextes réels avec des experts extérieurs fortement impliqués dans leurs propres domaines. Un thème de recherche pourrait être “La définition des frontières en Europe”. Ce thème, très actuel, est crucial, car il parle aussi bien des flux de populations immigrées et de leur intégration que des transferts de masse et des nouveaux territoires qu’ils induisent. On comprend bien comment une telle réflexion peut conduire à penser l’architecture de manière différente. Autre exemple avec la technologie : on ne va pas s’amuser à apprendre par cœur le fonctionnement de toutes les technologies disponibles aujourd’hui ; en revanche, on peut effectivement tenter de cerner, avec l’aide de spécialistes, l’impact qu’elles ont sur la manière de concevoir un édifice.
D’aucuns pourraient me reprocher de ne pas laisser de place au rêve, mais je suis persuadé que le fait d’élaborer un projet à partir de bases aussi solides permet ensuite de résoudre les divers problèmes qui se posent avec plus de liberté.
Montrée en juin dernier à Tokyo, puis d’octobre à novembre à Salamanque, en Espagne, l’exposition « Nouvelles tendances de l’architecture en Europe et au Japon » fait une halte au centre d’architecture Arc en rêve, à Bordeaux.
Cette seconde édition de l’exposition « Nouvelles tendances de l’architecture en Europe et au Japon », initiée par le comité éponyme japonais, est l’occasion de mettre en regard la production de jeunes architectes nippons avec leurs homologues européens. La sélection rassemble cette fois vingt architectes ou cabinets d’architectes, dont cinq représentants du pays du Soleil-Levant.
Côté Japon, la sélection est plutôt cohérente, avec cinq pratiques distinctes qui esquissent à elles seules une architecture contemporaine de haute tenue. Côté Europe, en revanche, la cohérence est moins évidente. Ne voulant froisser personne, les organisateurs japonais ont choisi un architecte par pays de l’Union européenne. Or la diplomatie n’est pas toujours, dans ce genre d’exercice, un critère de sélection pertinent. D’où des disparités inévitables. On s’attachera donc simplement à découvrir un panorama de l’architecture actuelle qui, cinq mois après le Sommet de la Terre de Johannesburg, oscille entre la « construction durable » des Belges de evr.Architecten et l’« hyperabstraction » de Sejima Kazuyo et Nishizawa Ryue.
- « Nouvelles tendances de l’architecture en Europe et au Japon », jusqu’au 23 mars, centre d’architecture Arc en rêve, 7 rue Ferrère, 33000 Bordeaux, tél. : 05 56 52 78 36.
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Alejandro Zaera-Polo : "L’architecture française me semble peu médiatisée"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°164 du 7 février 2003, avec le titre suivant : Alejandro Zaera-Polo : "L’architecture française me semble peu médiatisée"