Alain Ducasse : Si je n’avais pas été chef, j’aurais aimé être architecte

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 25 juin 2015 - 1555 mots

Pour ce « marchand de bonheur éphémère », ami et complice de Folon, César, Arman et du designer Patrick Jouin, l’art n’est jamais loin des arts de la table.

L’œil Au printemps vous avez organisé avec le ministère des Affaires étrangères l’événement « Goût de/Good France », avec plus de mille chefs répartis sur cinq continents, célébrant notre gastronomie. Vous considérez-vous comme un ambassadeur de notre pays ?
Alain Ducasse L’excellence à la française, c’est mon cœur de métier. La gastronomie, l’art de la table, la restauration, tout cela constitue un secteur économique important, avec une main-d’œuvre non délocalisable. L’accueil, la cuisine sont des métiers de services. La haute gastronomie « tire » toute une industrie, au même titre que la haute couture. C’est l’amour du bon et du beau qui a présidé à cet événement « Goût de/Good France ». Le repas à la française est inscrit depuis 2010 au patrimoine mondial de l’Unesco. Et 60 % des touristes visitant l’Hexagone font de sa gastronomie une véritable motivation.

Vous sentez-vous d’abord créateur avant d’être grand cuisinier ?
Oui, créateur avant tout. Je cherche des produits pour exprimer leurs saveurs originales, les assaisonner parfaitement, les harmoniser avec le vin, trouver la bonne température, créer un souvenir délicat. Je suis un marchand de bonheur éphémère, un interprète de la générosité de la nature, un expert des arts de la table.

À la tête de trois restaurants triplement étoilés à Monaco, Paris et Londres, vous êtes en effet très attentif à l’esthétique et au design de la table… Vous avez d’ailleurs un décorateur fétiche, Patrick Jouin, pourquoi ?
Patrick Jouin a réalisé la décoration de la majorité de mes restaurants, à Paris, Londres, Monaco, Las Vegas… Il a le trait juste, il illustre ma pensée depuis plus de quinze ans. Il fait partie de cette école française du design qui mêle innovation technologique et respect du savoir-faire traditionnel. J’apprécie aussi Pierre-Yves Rochon et Bruno Moinard, qui ont travaillé pour moi, l’un à New York et Tokyo, l’autre à Pékin. Je suis très sensible à l’architecture, au design, au graphisme, à la typographie. Si je n’avais pas été chef, j’aurais aimé être architecte comme Pei qui a fait la Pyramide du Louvre ou Franck Gehry, ou Palladio. Ou bien un designer. Ou encore un voyageur. Au Musée d’art islamique de Doha où j’ai un restaurant avec une décoration de Philippe Starck dans un bâtiment de Pei au bout de la péninsule Arabique : c’est luxueux !

De nombreux artistes se sont régalés de vos recettes, avec lesquels avez-vous entretenu
les liens les plus étroits ?

Arman, César, ceux de l’école de Nice, je les ai connus il y a plus de trente ans quand je m’initiais à la cuisine provençale chez Roger Vergé au Moulin de Mougins près de Cannes. César appréciait ces recettes du Sud. Arman m’a d’ailleurs réalisé des instruments de musique tranchés. Cela a été une pièce maîtresse de mon restaurant new-yorkais. Folon aussi était un ami, qui venait déjeuner souvent. En 2000 à New York, il a créé des statues pour mon premier restaurant gastronomique aux États-Unis, The Essex House. Dans l’entrée, la sculpture Le Secret symbolise l’individualité fragile de tout être et formule le vœu que nos convives se sentent uniques. Folon a également conçu une série de bronzes sur le thème de la poésie urbaine, appelés Cityman et Walkman. Il m’a dit : il faut marquer ton arrivée à New York, toi petit dans l’immensité de Manhattan. Je possède également des dessins de l’artiste que je conserve précieusement. À présent, un plasticien comme Oliafur Eliasson qui s’intéresse aussi à la nourriture contemporaine, ou l’un des plus grands architectes, Jean Nouvel, sont des clients réguliers.

Collectionnez-vous ?
Oui, je collectionne les bagages, les arts décoratifs et les livres sur l’architecture et le design. J’ai trois cents mètres de linéaires d’ouvrages, qui vont de 1875 à nos jours, sur ces sujets. L’art contemporain m’intéresse aussi, mais pas en tant que collectionneur.

Où achetez-vous ?
Je suis chineur de pièces anciennes, ramasseur d’objets, partout dans le monde. Par exemple au Japon, où je suis allé plus de cent quarante fois, je me réjouis toujours de pousser les portes des galeries ; il y a notamment des laqueurs contemporains que j’adore, tels Hidetotsu Kawakatsu et Shinichiro Ogata. J’apprécie le côté minimaliste, épuré, zen, des artistes japonais. À Kyoto, le jardin de la Villa impériale Katsura est juste sublime. Aux Puces de Saint-Ouen, je chine beaucoup d’orfèvrerie, de cristallerie, je suis obsédé par les arts de la table. J’ai besoin de nourrir mes yeux, ma tête, de beauté, je suis curieux de tant de talents à travers la planète. J’ai personnellement déniché des verres, carafes, coupes de Lalique, et un service complet de Baccarat, le modèle Harcourt de 1841, pour mon restaurant du Plaza Athénée. Ce service avait été acheté le 16 juin 1944 par un Parisien qui souhaitait l’offrir à sa femme pour célébrer le débarquement en Normandie ; les caisses ont été retrouvées soixante-dix ans après, intactes, dans un grenier.

Comment avez-vous travaillé à la conception, à l’ambiance de vos nouveaux restaurants du Plaza ou de Monaco ?
J’ai tout étudié, tout validé, des uniformes aux objets décoratifs. Pour les tenues du personnel, on a choisi des tissus apportant souplesse et aisance, chorégraphié la manière de se déplacer. Patrick Jouin a fait appel à un chaudronnier d’art, à un tapissier-décorateur meilleur ouvrier de France ; des pièces d’orfèvrerie ont été prêtées par le Musée Christofle et la Cristallerie de Saint Louis, deux des plus anciennes maisons françaises d’artisanat d’art. J’y ai ajouté des cuivres de ma collection personnelle. Certains objets sont anciens, d’autres actuels, et forment un cabinet de curiosités. Pour la table, des pièces viennent du Japon comme les bols en laque, de Chine avec des assiettes noires en céramique de charbon et bambou émaillée, matière très rare, ou d’Europe tels ces bols en acier argenté de Georg Jensen, ce linge de table des maisons Trousseau et Dervaux… Et j’ai mélangé les époques : les couverts sont des rééditions de Roger Tallon des années 1970 comme les assiettes de Marc Held, refabriquées par le porcelainier JL Coquet ; en revanche, les couteaux de l’artisan Patrick Bonetta sont résolument contemporains. Toutes les pièces que les convives trouvent sur leur table sont uniques. Le designer Pierre Tachon a notamment signé une ligne de verres exclusive soufflée à la bouche. Chaque grand restaurant doit marquer son époque : à Monaco, dans un écrin magnifique de 1864, on entre dans l’histoire d’une manière contemporaine, l’Office est placé au milieu de la salle alors qu’il est habituellement caché, et la décoration privilégie les matériaux naturels : bois, coton, pierre, cuir clair… Le lustre est une œuvre exceptionnelle de huit cents pièces de verres de Murano assemblées à la main…

Les musées sont-ils une source d’inspiration pour vous ?
Oui, ces couverts de Roger Tallon, c’est l’ex-directrice du Musée des arts décoratifs qui me les avait fait découvrir. Pour l’instant, j’ai l’exclusivité de leur réédition. Grâce à nous, ils vont être remis sur le marché. À Monaco, nous avons réédité des couverts Rundes Modell dessinés par Joseph Hoffmann. Au château de Versailles, il y a eu une exposition sublime sur le mobilier XVIIIe et le design. Si cela permet d’attiser la curiosité, c’est bien.

Vous que les métiers d’art passionnent, êtes-vous inquiet pour le devenir de ces artisans ?
Oui, je suis très inquiet de l’attention insuffisante portée à l’excellence. Regardez le Musée Christofle est fermé ; c’est dommage. Moi je suis obsédé par la transmission des savoirs : s’enrichir et immédiatement redonner, c’est la meilleure façon pour se motiver à se renouveler sans cesse, pour ne pas s’endormir sur ses lauriers. Il ne faut pas rester statique, mais au contraire toujours entreprendre, ne pas perdre l’ADN du métier, du geste, se servir de ses racines pour regarder plus loin, garantir la diversité, à l’opposé de la globalisation. C’est ainsi que l’on peut s’inscrire dans la modernité. Patrick Jouin puise des idées au Musée Nissim de Camondo, la tradition l’inspire.

Votre cuisine marie-t-elle aussi tradition et modernité ?
La planète compte des milliards d’individus. Il faudra se nourrir autrement. Au Plaza, je propose une nourriture avec moins de protéines animales, des poissons issus d’une pêche plus durable. La haute gastronomie doit donner le tempo, influencer les clients dans leurs pratiques. J’ai fait ce pari, pris ce risque de réorienter mes hôtes pour leur délivrer ces messages empreints d’humanisme.
Vous avez signé d’ailleurs un mécénat très « développement durable » avec Versailles…
Ce mécénat, initié par l’Hôtel Plaza Athénée, concerne en particulier la production exclusive de légumes respectant des modes de production traditionnels dans les potagers du Petit Trianon, supervisée par le chef jardinier Alain Baraton. Ces légumes, je les cuisine au Plaza Athénée dans la tradition du terroir. Ce mécénat était la seule solution pour relancer la culture du jardin de la Reine. L’idée est venue au cours d’un déjeuner avec la présidente, Catherine Pégard.

Repères

1956
Naissance à Orthez (Pyrénées-Atlantiques) [ou Castel-Sarrazin selon sa biographie officielle]

1975
Après avoir abandonné l’école hôtelière, il commence à travailler chez Michel Guérard, chef trois étoiles

1984
Chef cuisinier à La Terrasse de l’Hôtel Juan à Juan-les-Pins, il obtient ses deux premières étoiles Michelin

1987
Trois étoiles Michelin pour Le Louis XV, restaurant de l’Hôtel de Paris Monte Carlo à Monaco

2000
Transfert de son restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée à Paris

2009
Ouverture d’une école de cuisine

2013
Aux cuisines du palace Le Meurice

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : Alain Ducasse : Si je n’avais pas été chef, j’aurais aimé être architecte

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