Dans la chapelle du Musée Unterlinden de Colmar, beaucoup de monde se presse ce jour-là autour d’Adel Abdessemed et de sa dernière œuvre, Décor, quatre figures alignées et décharnées du Christ en fil de fer barbelé tressé, ponctué de doubles lames, reproduites à l’identique et répliques de même taille que le Christ en croix de Matthias Grünewald avec lequel, mises en regard, elles engagent un troublant dialogue.
La voix émue, Adel Abdessemed se souvient. Cette image du Christ au corps couvert d’épines et d’entailles du retable d’Issenheim ne l’a jamais quitté. Surtout depuis ce voyage en auto-stop entrepris seul de Lyon, en 1995, un an après avoir dû quitter l’Algérie, pour aller le contempler.
« Au début, je n’ai rien vu d’autre que le brouillard, la neige puis un toit. J’étais comme un invisible, complètement désespéré. Je suis resté très longtemps devant ce Christ qui incarnait pour moi le malheur de l’humanité. » Dix-sept ans plus tard, « le cri de ce jeune homme sacrifié » , l’artiste qu’il est devenu l’exprime « en jouant du contraste entre la beauté formelle d’une sculpture et l’horreur dont elle témoigne ».
« Le cri est l’essentiel de mon travail », dit-il, et l’image choc inscrite à jamais en soi prélude à la substance et à la finalité de ses œuvres, qu’elles soient sculptures, vidéos, photographies, dessins ou installations. « Les images peuvent frapper fort et sans haine, comme le boucher », rappelle-t-il en reprenant la phrase de Baudelaire. « Les images nous dominent », et les signes de violence qu’elles portent en elles, Adel Abdessemed les interprète, les élève en nouvelles images prégnantes perpétrées à chaque fois en autant d’actes forts et de critiques puissantes du monde.
Le départ contraint d’Alger
Il y a une gravité majeure dans l’œuvre d’Adel Abdessemed, un sens de la responsabilité artistique, comme dans son regard direct, introspectif et porteur d’une conscience, d’une acuité aiguës. Faut-il y voir en fondement l’empreinte indélébile de l’assassinat en 1994, devant lui, du directeur des Beaux-Arts d’Alger et de son départ contraint d’Algérie sous la menace islamique ? « C’est certainement la plus grande blessure qui lui fut infligée » , confirme Pier Luigi Tazzi, critique d’art et auteur du catalogue raisonné des œuvres d’Adel Abdessemed à paraître chez Steidl en 2013. « Cependant, il n’existe aucune intention de reconstruire sa propre histoire pour soulager sa douleur » , précise-t-il. Il n’est pas à la recherche du temps perdu, car il n’y aura pas de temps retrouvé. » Sa quête ? Le monde et le temps qui bégayent à l’infini sous la loi des hommes avec en mémoire la poésie de Paul Celan.
L’émergence rapide de son travail dès l’École des beaux-arts de Lyon, l’intérêt croissant porté également très tôt par les critiques, les conservateurs et les collectionneurs n’ont pas entaché sa démarche, pas plus que les attaques, les polémiques suscitées par certaines de ses œuvres ou la censure vécue très tôt, et partie intégrante de son parcours.
« Je suis innocent », pourra-t-on lire à l’automne prochain en sous-titre de l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou. Un sous-titre à référence et à interprétation comme cet artiste hors-la-loi », attaché autant aux images qu’aux mots, les affectionne.
Décor, Adel Abdessemed, au Musée Unterlinden, 1, rue d’Unterlinden, Colmar (68), jusqu’au 16 septembre 2012, www.musee-unterlinden.com
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Adel Abdessemed - Le hors-la-loi
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €En février dernier, vous avez acquis, pour un million d’euros, Décor, présenté à la galerie David Zwirner de New York. Pourquoi cet achat ?
Dans son atelier, Adel m’avait montré des dessins, expliqué ce qu’il voulait faire. Quand j’ai vu l’œuvre, je suis tombé en arrêt, je l’ai achetée immédiatement. Son Christ porte la souffrance d’un homme, des hommes d’aujourd’hui. Il en témoigne et soutient la confrontation avec le Christ en croix de Grünewald.
Depuis une dizaine d’années, l’œuvre d’Adel Abdessemed occupe dans votre collection une place importante.Qu’aimez-vous en elle ?
J’aime sa réflexion sur le monde et sa capacité à exprimer avec ses tripes la violence, la mort, le désir... À l’instar des œuvres de protestation et de témoignage des grands artistes, son œuvre réveille, interpelle en permanence
la conscience et s’oppose à la barbarie des hommes.
Comment le décrivez-vous ?
Adel est un écorché vif qui a connu la violence de l’Histoire. Il porte en lui une souffrance qui le brûle, une énergie aussi et une sincérité profonde et généreuse.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°648 du 1 juillet 2012, avec le titre suivant : Adel Abdessemed - Le hors-la-loi