Art ancien

Raphaël, l’éveil du dormeur

Par Manuel Jover · L'ŒIL

Le 1 novembre 2004 - 1698 mots

À l’occasion de l’importante exposition consacrée à Raphaël par la National Gallery de Londres, L’Œil se penche sur l’un des plus beaux, et le plus mystérieux, des tableaux du peintre.

Le Songe du Chevalier, National Gallery, Londres dit aussi Une allégorie. Vision d’un chevalier, vers 1504, huile sur toile, 17,5 x 17,3 cm. © The National Gallery, Londres.

Au centre, un homme endormi, tout jeune : ses joues sont d’une fraîcheur enfantine. C’est un guerrier : il porte la cuirasse et le cimier antiques, il s’est assoupi sur son bouclier. Derrière lui, à l’aplomb de son cœur, s’élance un gracieux laurier. Deux femmes s’avancent de part et d’autre et s’adressent silencieusement à lui. L’une, habillée avec austérité, lui tend un glaive et un livre. Dans ses brillants atours, l’autre lui offre un petit rameau de fleurs. La scène se déroule au premier plan d’un vaste et lumineux paysage. Si le titre habituel de ce minuscule panneau est Le Songe du chevalier, il est conservé à la National Gallery de Londres sous un titre un peu différent : An allegory. Vision of a Knight (Une allégorie. Vision d’un chevalier). De quoi s’agit-il ?
De nombreux éléments, dans l’image, nous ramènent au thème d’Hercule à la croisée des chemins, fable morale originellement transmise par Prodicus et Xénophon, puis souvent reprise, et qui jouissait déjà, à la date du tableau de Raphaël, d’une longue tradition iconographique. Le jeune Hercule se trouve un jour à la croisée de deux chemins, l’un escarpé et rocailleux, l’autre agréable et facile. Deux femmes lui apparaissent. La première est austère et l’engage à la suivre sur le chemin difficile de la vertu ; la seconde est avenante et tente de l’entraîner sur le chemin fleuri des plaisirs. Hercule choisira de suivre la vertu. Dans le tableau de Raphaël, on reconnaît les personnifications de la vertu et de la volupté et, dans le paysage, leurs chemins respectifs menant l’un à un monastère perché sur un piton rocheux, l’autre à une vallée luxuriante. Comme dans le thème du choix d’Hercule, les deux femmes tentent de persuader le héros ; leur discours est figuré par une série d’éléments symboliques (épée, livre, rameau de fleurs, paysage). Mais le jeune homme ne porte aucun des attributs d’Hercule (massue, peau de lion). De plus, contrairement au demi-dieu de la fable, il dort, et c’est en songe, du moins on le suppose, qu’il voit les autres personnages. Alors qui est-il ?
Pour compliquer l’affaire, le tableau a un pendant, ou un revers, qui se trouve à Chantilly, et qui représente Les Trois Grâces. Quel rapport entre les deux images ? L’historien d’art Erwin Panofsky a apporté des éléments de réponse convaincants. Il a trouvé la source visuelle de Raphaël dans la version latine de La Nef des fous de Sebastian Brant (1497), où une gravure sur bois montre Hercule à la croisée des chemins, endormi, avec les figures de la vertu et du vice. L’« endormissement » du héros s’expliquerait par l’analogie du thème avec celui, tout aussi moralisé, du choix de Pâris. Dans les représentations du Moyen Âge, c’est en songe que le jeune berger voyait apparaître les trois déesses (Junon, Minerve et Vénus) proposées à son jugement. Quant à la source littéraire, il s’agirait des Guerres puniques de Silius Italicus, texte du ier siècle redécouvert en 1417 et très en vogue à la Renaissance. Vertu et volupté s’y affrontent en une joute oratoire devant « un jeune guerrier assis sous l’ombre verdoyante d’un laurier ». Mais le héros, qui au terme de cet apologue choisit de suivre la vertu, n’est plus Hercule, c’est Scipion l’Africain.
Pour Panofsky, le tableau résulte d’une « curieuse conjonction » du poème original de Silius, qui place Scipion dans la situation d’Hercule, avec la gravure allemande qui présente le héros endormi. Et le vrai sujet du tableau serait : le choix du jeune Scipion l’Africain.
Mais pourquoi traiter ce sujet inédit en peinture, pourquoi aller chercher un Scipion alors qu’Hercule faisait si bien l’affaire ? Le panneau de Londres et son pendant de Chantilly proviennent de la collection Borghèse. Cette famille a comporté plusieurs Scipion, dont un Scipione di Tommaso Borghese, né en 1493. Or il était habituel, à la Renaissance, « d’identifier, par la parole et par l’image, les porteurs de grands noms avec leurs héros éponymes de la mythologie ou de l’histoire ». Et il était d’usage de fêter les événements marquants de la vie d’un jeune homme, comme la confirmation, par une représentation de l’histoire édifiante d’Hercule, donnée en guise d’« exhortatio ad juvenem ». Il y a donc de fortes chances que le tableau ait été peint pour le jeune Scipione, à l’occasion de sa confirmation, autour de 1500. Mais s’il est postérieur à cette date, comme la plupart des historiens le pensent, l’hypothèse tient-elle toujours ?
Reste à expliquer la présence des trois Grâces sur le second panneau, et leur corrélation avec Le Songe. Le groupe de Raphaël est directement inspiré d’un marbre antique fameux, dont s’enorgueillissait la ville de Sienne, où les Borghèse étaient précisément établis. Leur présence a donc une valeur emblématique de la ville. Mais il faut aller plus loin. Les Grâces tiennent dans leurs mains les pommes d’or des Hespérides, symbole de vertu et d’immortalité, et récompense d’Hercule (récompense ici promise à Scipion). Pourtant on ne trouve nulle part que les Grâces se soient jamais acquittées de cette tâche. Ici il faut se rappeler la conjonction du thème « herculéen » avec celui de Pâris ayant à élire, en lui remettant une pomme d’or, la plus belle entre les trois déesses qui se présentent à lui, et qu’habituellement on représente nues. Dans l’œuvre qui nous occupe, vertu et beauté sont donc étroitement rapprochées puisque c’est des mains des déesses de la beauté (les Grâces) que le héros recevra la récompense de sa vertu.

La beauté réconcilie la vertu et la volupté
Il est clair en tout cas que l’antagonisme traditionnel entre vertu et volupté est dépassé. Elles ne sont plus des ennemies déclarées. La vertu de Raphaël n’est pas plus dure que sa volupté n’est lascive. Toutes deux sont tempérées. L’affrontement irréductible entre deux principes moraux s’est assoupli jusqu’à laisser entrevoir une harmonie possible. On peut donc penser qu’ils sont réconciliés et réunis par un troisième terme qui est la beauté.
Pourquoi dès lors ne pas imaginer que le groupe radieux et intemporel des Grâces appartient à la vision du chevalier endormi ? Il serait ainsi invisiblement lové au centre du premier tableau, sous les paupières du dormeur, dans son cœur même. L’idée est d’autant plus plausible que les deux panneaux formaient soit un diptyque, soit un tableau à deux faces, comme une médaille.
Quoi qu’il en soit, le rôle joué par la beauté dans cette confrontation est tout à fait nouveau, et on le doit à Raphaël et/ou ses commanditaires. Ce rôle infléchit le sens de l’allégorie ; la beauté concilie les différents termes, en présidant à leur confrontation. Ne tend-elle pas alors à occuper la première place, et à devenir, par le jeu des suggestions et des déplacements subtils, l’objet même du choix vertueux ? La vertu présente le glaive, symbole de vaillance guerrière obligé par la référence antique, mais aussi le livre, symbole de l’étude et des lettres, de cette activité intellectuelle à laquelle on attache alors tant de prix et dont l’art fait partie. Le héros du Songe, n’en doutons pas, a une âme d’artiste.
Et notre jeune artiste se rêve en héros de l’art. En 1504-1505, date présumée du tableau, Raphaël a vingt et un ou vingt-deux ans. Il est alors bien dégagé du style « suave », aux expressions doucereuses, du Pérugin son maître, dont il garde cependant la fraîcheur et le goût de l’équilibre monumental. Installé à Florence depuis l’automne 1504, l’artiste entend parvenir, à force d’étude, à la maîtrise de cette « manière moderne », comme dira bientôt Vasari, élaborée principalement par Léonard et Michel-Ange. Les deux grands maîtres sont alors en compétition directe dans la grande salle du palais de la Seigneurie à Florence, et leurs travaux font grand bruit. C’est surtout l’exemple de Léonard qui, dans un premier temps, est profitable à Raphaël : ses mystérieuses suggestions spatiales, la fluidité des passages entre les plans, la densité des corps baignant dans l’espace, et ce je ne sais quoi qui flotte autour des silhouettes et des physionomies et les rend comme vivantes.
Le Songe du chevalier appartient à cette période charnière où l’artiste commence à forger son propre style en intégrant les nouveautés de l’art florentin. Ce tableau a la verdeur des tout premiers accomplissements, une sorte de permanente jeunesse. Il nous montre un dormeur s’éveillant à la conscience des exigences morales. Mais le discours de l’image et son contenu édifiant sont transfigurés par la vitalité des sèves nouvelles qui affluent dans ces formes et ces couleurs. Figures et paysage sont en rapport d’émanation réciproque, leurs formes se gonflent et s’aèrent pareillement. Joues fraîches, membres galbés, lumière sereine et bleutée que l’on respire par les yeux, tout nous parle d’un autre éveil, qui est celui des sens. Ne nous aveuglons pas : l’adolescent est allongé entre deux femmes, et trois autres l’attendent, nues, pour le récompenser.
Ainsi montré, le choix vertueux se pare des charmes et de la vivacité d’un érotisme candide qui irrigue l’image et la fait scintiller. Érotisme chaste, vertu voluptueuse : un idéal en somme  que l’art de Raphaël finira par incarner.

L'exposition

Avec une centaine d’œuvres, l’exposition a l’ambition de retracer toute la carrière du peintre : ses débuts, particulièrement bien documentés, à Urbino puis sous la férule du Pérugin, sa période florentine marquée par l’exemple des grands maîtres contemporains, jusqu’à ses triomphes romains. Elle s’articule autour du fonds très riche de la National Gallery et des nombreux et magnifiques dessins issus des musées britanniques, auxquels s’ajoutent d’importants prêts internationaux. « Raphaël : d’Urbino à Rome » se déroule du 20 octobre au 16 janvier 2005, tous les jours de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 9, 8 et 4 livres (env. 13, 11 et 6 euros). LONDRES, National Gallery, Trafalgar Square, tél. 020 77 47 2885, www.nationalgallery.org.uk

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : Raphaël, l’éveil du dormeur

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