Une exposition dédiée à ce grand nom de l’art concret suisse est visible au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, avant d’être présentée à l’Espace de l’Art concret de Mouans-Sartoux, l’été prochain.
Carouge, près de Genève, 1892 : Camille Graeser voit le jour dans une famille recomposée de la petite-bourgeoisie. Il n’a que 6 ans lorsque son père, ingénieur et entrepreneur, décède ; sa famille quitte alors la Suisse pour le sud de l’Allemagne, d’où est originaire la mère. À partir de 1898, et 35 ans durant, Graeser réside donc à Stuttgart, tout en conservant sa nationalité suisse : c’est là qu’il effectue l’ensemble de sa formation en menuiserie, puis en construction de meubles et architecture d’intérieur, à la Kunstgewerbeschule, l’école des arts décoratifs de la ville. C’est là encore qu’il entame sa vie professionnelle en ouvrant, en 1917, son propre atelier d’architecture d’intérieur. Adepte d’un habitat rationnel, adapté à la vie moderne, il dessine et fabrique un mobilier aux formes pures destiné à une classe moyenne cultivée.
En 1933, tout bascule pour Graeser, comme la lecture de son journal intime en témoigne. Son désarroi est total devant la montée du nazisme en Allemagne, d’autant que son cercle amical et professionnel compte beaucoup d’intellectuels et d’artistes d’origine juive qui commencent à fuir l’Allemagne. Le 21 juillet 1933, son atelier est fouillé par la Gestapo, vraisemblablement en raison de ses relations, suite à quoi l’architecte d’intérieur détruit une grande partie de ses travaux. Cent vingt dessins et quelques projets d’ameublement subsistent cependant après cette destruction. Craignant pour son avenir, le Suisse décide alors, à 41 ans, de quitter l’Allemagne. Direction sa terre natale. Fuite ou retour aux sources ? De ses années passées sur le sol allemand, Graeser conserve l’accent souabe, un réseau professionnel et amical dense, son identité suisse ne semblant tenir qu’à un passeport. Débarqué à Zurich en août 1933, sans famille, ni travail, ni relations, Graeser se retrouve par conséquent dans la position d’un réfugié, d’un étranger dans son propre pays. Ces débuts zurichoisse font dans des conditions très modestes pour l’artiste, aidé financièrement par celle qui devient en 1936 son épouse, puis sa fidèle collaboratrice, Emmy Rauch, d’origine allemande, qu’il a rencontrée au gré d’un contrat dans un cabinet d’architecture zurichois.
Sans véritable perspective d’intégration sur le marché du travail suisse, développant quelques rares projets d’aménagements intérieurs souvent avortés pour des particuliers, l’architecte se tourne de plus en plus vers la peinture, encouragé par les nouveaux contacts qu’il a noués. À Zurich, Graeser a en effet retrouvé de nombreux émigrants et, parmi eux, des artistes qui, comme lui, fuyaient l’Europe en feu. La métropole suisse allemande a déjà été, pendant la Première Guerre mondiale, un creuset de l’avant-garde intellectuelle et artistique, notamment avec le mouvement Dada. Mais, depuis les années 1920, la Suisse est devenue frileuse aux mouvements modernes : chez les collectionneurs helvétiques comme sur les cimaises des musées, il n’y a encore que peu de place pour des créations surréalistes ou constructivistes, deux mouvements artistiques en plein essor en Europe. Peut-être fallait-il, encore une fois, cet apport de sang neuf pour réveiller le milieu artistique suisse ?
Toujours est-il que c’est en 1937 que l’Allianz, la première association des artistes modernes de Suisse, voit le jour. Pour Graeser, qui y adhère dès sa création, c’est l’occasion de faire connaissance avec des artistes contemporains helvétiques qui partagent, comme lui, des affinités pour le constructivisme russe et pour les théories du mouvement De Stijl. Parmi eux, l’architecte et peintre Max Bill, qui a étudié au Bauhaus, représente une rencontre décisive pour Graeser. La recherche de la « clarté absolue » en art au travers d’une construction « simple et contrôlable visuellement », théorisée quelques années plus tôt par le peintre néerlandais Theo Van Doesburg, est une idée qui séduit Bill. À son tour, il établit sa propre définition de l’« art concret ». Le groupe qui se forme autour de lui, bientôt dénommé le groupe des « Concrets zurichois », prône une abstraction géométrique fondée sur l’utilisation de formes simples et de couleurs travaillées en aplats dans un espace bidimensionnel. Graeser compte parmi les membres les plus assidus de ce groupe qui rassemble des artistes suisses comme Paul Lohse, Walter Bodmer ou Fritz Glarner. Beaucoup, comme Graeser, allient la pratique de l’architecture ou du graphisme avec la peinture. Grâce aux Concrets zurichois, Zurich devient, à partir de la fin de la décennie 1930, un centre européen de l’art constructiviste, avant que le mouvement ne s’internationalise de nouveau après la guerre.
Composition II, l’une des premières créations que Camille Graeser peint en 1937, encore influencé par le purisme, rejoint l’exposition organisée en 1938 par Allianz au Kunstmuseum de Bâle : « Neue Kunst in der Schweiz » (L’art nouveau en Suisse). Bientôt, le peintre, stimulé par ses échanges avec les Concrets et par sa rencontre avec le sculpteur français Jean Arp et son épouse suisse, l’artiste Sophie Taeuber-Arp, intensifie sa pratique artistique. Il systématise l’emploi de toiles carrées sur lesquelles il peint une vingtaine de séries d’œuvres, des compositions structurées par les principes mathématiques et organisées autour de motifs géométriques simples et basiques (rayures, losanges, carrés). Les coloris sont vifs, parfois acides ; les constructions des toiles sont simples et la recherche de la clarté dans les éléments plastiques est absolue.
Dans ces compositions logiques et rationnelles, pas de place pour l’émotion, mais des références de plus en plus marquées à la musique. Pour cet amateur de musique contemporaine, notamment de celle de Schönberg, le rythme est l’un des procédés picturaux les plus déterminants : au sein de compositions dont les titres sont empruntés au répertoire musical (« symphonie » ou « fugue »), il entend révéler des analogies structurelles et formelles entre la musique et l’art. Graeser l’écrit lui-même en 1944 : « L’art concret, c’est bâtir, construire et développer à partir de rythmes sur une base géométrique. »
Si le Concret zurichois semble avoir embrassé de plein cœur la peinture, il n’a pas pour autant délaissé entièrement le domaine de l’architecture d’intérieur et du design. Il continue de répondre à des commandes sporadiques de particuliers et d’entreprises, comme la maroquinerie Bally. Il conçoit aussi pour son propre appartement-atelier zurichois un prototype d’habitat moderne à l’ameublement simple et fonctionnel. C’est dans ce contexte que sa peinture est d’ailleurs censée s’intégrer. Inspiré par les principes du Bauhaus, Graeser ne crée pas son œuvre afin qu’elle soit exposée et contemplée dans un musée ; il la destine à être partie prenante du décor d’un espace privé, à incarner la modernité dans le quotidien.
L’artiste reste néanmoins un peintre confidentiel qui vend peu et rarement. C’est auprès des institutions artistiques suisses qu’il commence à bénéficier d’une belle reconnaissance à l’orée des années 1960 : après une rétrospective au Kunsthaus de Zurich en 1964 et la publication d’une première monographie en 1968, il représente la Suisse à la Biennale de São Paulo en 1969. Sa création trouve également un écho hors de Suisse, notamment en Allemagne où il est invité à la documenta de Kassel en 1977 et où une rétrospective de son œuvre concret est organisée en 1976, aux musées de Münster et de Düsseldorf. En 1980, atteint d’une longue maladie, Graeser s’éteint à Zurich. Un an plus tard, sa veuve Emmy, qui disparaît en 1984, a déjà érigé une Fondation Camille Graeser à Zurich à laquelle elle lègue toute son œuvre. C’est à celle-ci que revient le soin de faire connaître la production discrète mais passionnée de Camille Graeser.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’œuvre discrète mais concrète de Camille Graeser
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°743 du 1 avril 2021, avec le titre suivant : L’œuvre discrète mais concrète de Camille Graeser